Espions à louer : Un métier comme un autre ?
Aujourd’hui encore, on croit communément que les espions sont surtout utilisés en temps de guerre, pour des opérations internationales de renseignement entre États, ou à la rigueur entre grandes entreprises, dans le cadre de l’espionnage industriel. En fait, la profession d’espion couvre un champ très large d’activités et de pratiques… Les actions de lobbying reposent en grande partie sur un travail discret d’espionnage qui recourt à tous les procédés et technologies disponibles. Parmi les techniques de renseignements les plus utilisées par les lobbyistes dans toute l’Europe, on trouve toujours en bonne place les écoutes téléphoniques. En France, contrairement à l’image qu’en donnent les médias, les écoutes ne sont pas seulement mises en place à la demande des autorités ou des services des Renseignements généraux, mais surtout à l’instigation d’entreprises privées. On estime que les grands groupes industriels sont à l’origine de centaines de milliers d’écoutes « sauvages » chaque année. Pour ne pas parler des intrusions sur les ordinateurs domestiques ou professionnels, notamment par le biais de « virus espions » qui, introduits grâce aux connexions Internet, permettent de prendre connaissance de la totalité des documents engrangés sur un disque dur. Une association ou un particulier soucieux de préserver sa confidentialité a tout intérêt à conserver ses informations les plus sensibles sur le bon vieux support papier ou sur un ordinateur qui ne sera jamais branché sur une ligne extérieure.
Les renseignements obtenus peuvent ensuite servir à toutes sortes d’opération de neutralisation, qu’il s’agisse de paralyser des actions menées par des associations, par des salariés trop bien informés ou par quiconque ayant constitué des dossiers jugés nuisibles à la bonne marche des affaires. Bien entendu, des journalistes qui pourraient nuire à des « intérêts nationaux » dans le cadre d’une enquête, ou mettre en cause des groupes financiers ou industriels importants, peuvent également faire l’objet d’écoutes et de pressions. La moindre faille (financière ou affective par exemple) révélée par une écoute est susceptible de devenir une arme entre les mains des lob- byistes. J’ai personnellement fait l’objet de semblables menaces directes, notamment parce que je m’intéressais de près à certaines paralysies du système de prévention sanitaire impliquant des industries importantes et des personnalités politiques (au moment où j’écrivais mon livre sur l’affaire de l’amiante51) ; ou encore, plus récemment, après avoir enquêté sur des attributions de marchés publics et des accords entre des élus et des dirigeants de multinationales. La plupart d’entre nous n’imaginent pas de telles pratiques en dehors d’un feuilleton importé des États-Unis, pourtant je connais un confrère dont le foyer a été brisé par l’envoi à son épouse d’écoutes téléphoniques intimes, en guise de représailles après qu’il eut fait paraître des articles dénonçant des pratiques industrielles qui mettent en péril des vies humaines.
Autre stratégie de I’« espionnage ordinaire », l’infiltration. Ce que l’on connaît sous la dénomination de « taupe » prend en fait de multiples formes, qui vont très au-delà des infiltrations organisées par « les stups » ou « la mondaine ». Des cabinets de lobbying emploient, ponctuellement ou de façon régulière, selon les affaires à traiter, des personnes chargées de dénicher des informations sur des personnes ou des groupes. Pour les missions les plus courtes, certains cabinets emploient de séduisantes jeunes femmes qui se font passer pour des journalistes free-lance ou des étudiantes en train d’écrire un mémoire ou une thèse sur un sujet censé concerner votre activité… De même, il n’y a pas que la police qui utilise des « indics » moyennant un peu de mansuétude ou d’argent. Là encore, les grands groupes privés ne sont pas en reste, tout particulièrement ceux qui doivent faire face à une concurrence aux méthodes… similaires ! Ou ceux qui, pour maintenir leurs dividendes, doivent parfois convaincre des élus ou affronter des associations gênantes.
Espions, lobbyistes, agents de relations publiques, ces trois dénominations couvrent des fonctions qui se recoupent largement. Mais où recrute-t-on les espions ? Tout dépend du niveau de compétence recherchée. Les filatures privées nécessitent souvent, comme dans la police, des équipes de plusieurs personnes, qui se succèdent, occupent plusieurs points géographiques, etc. Il n’est pas nécessaire de recruter des agents coûteux pour mener des opérations de terrain élémentaires comme surveiller des allées et venues, s’introduire de nuit dans une entreprise ou chez un particulier pour dérober un dossier, etc. En revanche, la personne qui dirige ces équipes, les prépare et organise les actions, parfois très sophistiquées, doit être un professionnel de bon niveau, recruté chez d’anciens fonctionnaires de la police ou des services d’action paramilitaires, des journalistes ou d’anciens militants politiques. Encore faut-il différencier plusieurs niveaux de lobbying selon la nature des « cibles » et des missions. Si l’objectif est de recueillir des informations relevant de la « veille législative et réglementaire » et d’influencer des élus, les lobbyistes sont recrutés parmi des professionnels habitués à fréquenter les milieux politiques et d’affaires, des conseillers parlementaires ou ministériels, etc. S’il s’agit d’intervenir dans les milieux associatifs, ils sont plutôt choisis parmi des militants.
Autre méthode : l’espionnage ostentatoire… En 2004, j’ai fait la connaissance, non sans y trouver un certain charme, de cette pratique qui consiste à faire intervenir des agents des Renseignements généraux et des huissiers auprès d’un journaliste pour lui faire savoir que son enquête et ses échanges publics ou privés sont susceptibles d’être scrupuleusement enregistrés afin de servir à d’éventuelles procédures judiciaires. Je venais de publier, avec Jean-Luc Touly, un livre dont le titre est assez explicite : Videndi. Les vérités inavouables (éditions Alias-Patrick Lefrançois, 2004). La direction de Vivendi avait en effet jugé opportun non seulement de nous attaquer en justice pour diffamation (il s’agit de l’entreprise française la plus procédurière) et de faire savoir qu’elle attaquerait tous les journalistes qui feraient écho à nos informations (Le Parisien a ainsi été attaqué en justice pour avoir consacré une page à l’ouvrage), mais aussi de faire intervenir très visiblement ses huissiers dans tous les lieux de débats où nous intervenions pour informer les élus et les citoyens sur les arcanes des contrats sur l’eau passés entre les villes et les compagnies privées – faut-il préciser que leur présence ostensible n’incitait pas vraiment les témoins des localités à s’exprimer librement ? La création d’un comité de soutien national pour notre livre (et contre les pratiques de ce genre) n’a hélas pas suffi pour que la maison d’édition échappe à une mise en faillite accélérée par les frais de justice, auxquels elle n’a pu faire face alors que le procès n’en était qu’à l’instruction. Résultat : le livre est devenu introuvable dès les premières semaines. Et nous devons nous défendre contre Vivendi dans le cadre d’un procès qui s’annonce très instructif.
Pour en finir avec l’espionnage et son ambiance paranoïaque, évoquons l’utilisation des informateurs au sein… des cercles d’amis : le bavard qui se répand à la première conversation, le collègue qui attend l’occasion de se venger de l’employeur ou de se débarrasser de son rival… Au besoin, les rémunérations délient bien des langues. Autre méthode qui a fait ses preuves, parmi d’autres, pour utiliser les proches : l’approche pseudoofficielle… Une simple lettre signée par un prétendu service du ministère de l’intérieur ou une prestigieuse organisation internationale demandant à l’une de vos relations, dans la plus grande confidentialité, des renseignements sur vos qualités morales, vos moeurs… Ce petit procédé qui a fait des merveilles repose sur la peur, la servilité, l’ambition de s’attirer les bonnes grâces de ces puissances de l’ombre supposées bien intentionnées, le sentiment flatteur d’être considéré comme une source sur laquelle les autorités peuvent compter…
Vidéo : Espions à louer : Un métier comme un autre ?
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