L’industrie du mensonge : S'organiser de la base au sommet
Autrefois, les lobbyistes qui voulait s’attaquer aux hommes politiques fondaient leur stratégie sur « les trois B » : boissons fortes, blondes plantureuses et bakchichs généreux… Ces vieilles armes de persuasion n’ont jamais été abandonnées, mais les progrès de la technologie moderne ont permis de développer des méthodes plus subtiles et plus efficaces. L’industrie des relations publiques possède désormais une philosophie qui s’approche d’une « théorie unifiée » de la méthodologie pour motiver les élus.
Selon Susan Trento, le bureau de Hill & Knowlton à Washington mena, au début des années 1970, une enquête pour déterminer quelles étaient les démarches les plus efficaces en matière de lobbying. « Ils ont établi un ordre de priorité croissant en matière d’impact : sur les électeurs de base, les chefs d’entreprise de l’État concerné ou de Washington, et enfin les vieux amis. Les rencontres personnelles donnent davantage de résultats que les lettres. Les courriers personnalisés, ou écrits à la main, sont plus efficaces que les circulaires ou les cartes postales pré-imprimées. Et les lettres ont plus de portée que les coups de téléphone.»
Guidé par cette analyse, Robert Keith Gray, cadre de Hill & Knowlton, a commencé à employer systématiquement les amis et les parents proches de politiciens de Washington. Cette technique de lobbying maintenant très répandue a été appelé grasstops communication – la « communication par le haut » formule inventée par le consultant Matt Reese, l’un des pionniers de cette approche au début des années 1980. Il dirigeait alors Reese Communications Companies, qui avait pour clients AT&T, Philip Morris, McDonnel Douglas et United Airlines . La « communication par le haut » représente pour lui « le fin du fin en matière d’influence des élus par les grandes entreprises. Cette technique audacieuse, unique, permet, au milieu de la cacophonie des sollicitations particulières, de faire entendre la voix de l’industrie concernée. Elle oblige le législateur à s’asseoir et à écouter attentivement ».
Pour cibler un parlementaire, Reese Communications commence par embaucher, dans la circonscription de l’élu, un « officier de liaison » choisi parmi ses « amis influents et ses principaux associés ». La personne recrutée doit « entretenir une relation personnelle étroite avec le législateur et son équipe. Elle doit aussi être active sur le plan local et posséder de bons contacts dans les médias ». L’officier de liaison a pour tâche de faire personnellement pression sur l’élu et d’aider l’agence à organiser « un groupe de décideurs influents dont il choisit et recrute les membres. Ce groupe doit comprendre des chefs d’entreprises et des personnalités locales connues, des amis et des partisans de l’élu. En d’autres termes, nous créons une sorte de “conseil secret”. Nous ne cherchons pas à contacter n’importer quel “conducteur d’opinion” mais des personnes connaissant bien l’élu, réceptives aux arguments de nos clients et qui ont des préoccupations similaires dans leur propre secteur d’activité ». Comme l’officier de liaison, les membres du groupe de décideurs sont recrutés parmi « les associés de ce parlementaire, ses principaux donateurs de fonds et ses relations ». À travers « des contacts répétés et persuasifs avec des amis, des relations et des personnalités connues de la circonscription », l’officier de liaison et les membres du groupe de décideurs créent une sorte de « bulle artificielle », grâce à l’influence de ses pairs sur le politicien visé, afin qu’il « ait l’impression de bénéficier du soutien total des gens sur une question déterminée » .
Comme tout le monde, les hommes politiques demandent aux membres de leur famille et à leurs amis de leur donner des conseils et de les soutenir. Ils espèrent que des personnes disposant de capitaux importants financeront leurs campagnes. Mais, bien sûr, ils ont également besoin des votes de leurs concitoyens pour gagner être élus ou réélus. Les lobbyistes doivent donc convaincre les hommes politiques que les « masses » sont désespérément concernées par le problème qu’ils soulèvent et la mesure qu’ils veulent faire passer. Durant les années 1980, les agences-conseil comme Hill & Knowlton développaient des techniques non seulement pour cibler les élus mais aussi pour séduire leurs administrés. Depuis lors, l’activité consistant à organiser le soutien de la « base » à telle ou telle industrie est devenue une sous- spécialité des relations publiques qui mobilise chaque année un demi-milliard de dollars – « une des tendances politiques les plus chaudes actuellement », selon l’ex-parlementaire Ron Faucheux, aujourd’hui rédacteur en chef du magazine Campaigns & Elections.
Dans son livre Who Will Tell the People [Qui informera le peuple ?], écrit en 1992, William Greider dresse le portrait de Jack Bonner, l’un des pionniers en matière d’organisation d’associations locales sponsorisées par les grandes entreprises. Cet ouvrage lançait un avertissement brutal et éloquent : « La démocratie américaine est beaucoup plus menacée que la plupart d’entre nous acceptent de le reconnaître. Derrière une façade rassurante, les compétitions électorales régulières, etc., le sens de l’autogouvernement (du gouvernement du peuple par le peuple) a été vidé de toute substance. Derrière des apparences trompeuses se met en place une organisation de la destruction du système des valeurs que nous appelons la démocratie. Le système représentatif a subi une grotesque distorsion de ses objectifs originels. »
William Greider décrit comment Jack Bonner mène le « travail d’organisation sur le terrain ». Située sur l’une des principales avenues de Washington, sa société ressemble à une ruche en pleine activité. Elle utilise « trois cents lignes téléphoniques et un système informatique sophistiqué ressemblant aux pools téléphoniques pendant les campagnes électorales. Assis dans de petits box, des jeunes gens fort polis et s’exprimant avec aisance appellent tous les jours leurs concitoyens aux quatre coins du pays pour les interroger sur un large éventail de problèmes politiques. Ce faisant, ils cherchent à repérer les “bons” citoyens qu’ils pourront persuader de soutenir les objectifs politiques de Mobil Oil, Dow Chemical, Citicorp, Ohio Bell, Miller Brewing ou US Tobacco, de l’Association nationale des industries chimiques ou de l’Association des industries pharmaceutiques, etc. Ce type de recrutement politique coûte cher mais ne présente aucune difficulté. Imaginez la technique de Jack Bonner multipliée et modulée de différentes façons à propos de centaines de questions politiques et vous commencerez à saisir la taille de cette industrie. Voilà ce qu’est la démocratie actuelle. Des opérations qui coûtent une fortune ».
Jack Bonner a retourné la critique de William Greider à son avantage : « Pour moi, il s’agit d’une victoire de la démocratie, a-t-il déclaré à un journaliste du Washington Post. Dans une démocratie, plus des groupes communiquent leur message aux citoyens ordinaires qui vivent en dehors de Washington, plus les électeurs transmettent leur message au Congrès, mieux le système se porte. »
Seul problème : Bonner ment. Ses clients ne sont pas des « citoyens ordinaires » mais de grandes entreprises et des associations patronales qui payent pour qu’on croie qu’elles bénéficient du soutien de l’opinion et défendent l’intérêt général. Bien loin de la devise de la démocratie, « Un homme, une voix », celle de Jack Bonner serait plutôt « Un dollar, une voix ». Il mobilise des ressources qui dépassent de loin le budget d’une organisation de consommateurs ou même de la plus riche association écologiste du monde. Ses services ne « sont pas bon marché », notait le New York Times en 1993 : « Une campagne dirigée vers une poignée de législateurs appartenant à une quelconque sous-commission coûte plusieurs dizaines de milliers de dollars ; une association patronale qui menait une bataille acharnée contre le passage d’une loi au Sénat a payé trois millions de dollars pour un mois de travail. » Comme le souligne William Greider, « seuls ceux qui ont un puissant intérêt financier à obtenir un résultat politique immédiat ont les moyens d’investir ce type de somme pour manipuler les décisions des gouvernants. La plupart des Américains n’ont ni la capacité financière ni les moyens d’entrer dans cette compétition ».
Vidéo : L’industrie du mensonge : S’organiser de la base au sommet
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