Les curieuses alliances du profit et de la santé
Parmi les innombrables techniques permettant de s’allier l’opinion publique, l’une des plus redoutables consiste, en France comme aux États-Unis, à manipuler le secteur associatif. Au niveau régional, mobiliser des associations par l’intermédiaire de lobbyistes enracinés dans la vie locale et parfaitement immergés dans les milieux militants est un classique du genre. De grands groupes privés disposent de tels relais dans toutes les régions de France et, en y ajoutant les ingrédients nécessaires à l’explosion de scandales, parviennent à jeter le discrédit sur des concurrents pour s’emparer de marchés qui leur avaient échappé lors d’attributions défavorables. Cette pratique, tout d’abord appliquée par quelques sociétés particulièrement agressives a connu un tel succès depuis la fin des années 1970 que leurs concurrents l’ont souvent adoptée pour rivaliser désormais sur ce terrain. Évidemment, cela ne signifie pas que toutes les associations se laissent ainsi prendre au piège, raison pour laquelle les multinationales préfèrent souvent créer elles- mêmes de toutes pièces celles dont elles ont besoin.
Des laboratoires pharmaceutiques financent ainsi des associations qui, mobilisées au bon moment, peuvent faire pression sur les autorités sanitaires pour, par exemple, accélérer la mise sur le marché d’un produit qui n’a pas encore passé tous les tests de conformité. D’énormes marchés sont en jeu quand les médicaments concernent des maladies très répandues. Et les laboratoires ont beau jeu de faire miroiter aux victimes des promesses d’amélioration de leur état ou de ralentissement de la progression du mal qui les ronge. Le 7 juin 1997, The Lancet s’en alarmait : « On s’attend à de telles pratiques avec n’importe quelle industrie. Mais ce qui n’est pas tolérable, c’est lorsqu’on interfère avec la conduite d’essais cliniques menés soit-disant de façon indépendante. » La prestigieuse revue britannique en donnait un exemple avec « la pression exercée par les laboratoires Bristil-Myers Squibb, prétextant d’arguments éthiques pour clore un essai indépendant mené sur l’un de ses médicaments, le Taxol, destiné à combattre le cancer de l’ovaire ». Le directeur de ces laboratoires a commencé par soutenir dans la presse la nécessité de stopper l’expérimentation pour mettre au plus vite le médicament en vente. Il a aussitôt été appuyé par des associations de malades, instru- mentalisées à cette occasion pour s’opposer au travail de contrôle des vertus thérapeutiques et de l’innocuité des médicaments. Un travail indispensable dont l’objectivité et l’indépendance sont déjà difficiles à établir du fait que l’immense majorité des experts chargés de cette expertise sont contrac- tuellement et financièrement liés à l’industrie pharmaceutique – comme le révèle le rapport d’activité annuel de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé.
En 1998, à Genève, Health Action International, mouvement consumériste de santé publique, alertait à son tour l’opinion publique : « Le sponsoring par l’industrie pharmaceutique de groupements de patients et de congrès non réservés aux professionnels n’est pas récent, mais il connaît un nouvel essor. » Les associations qui regroupent des victimes de médicaments ne seront sans doute jamais financées par les laboratoires peu scrupuleux, mais ceux-ci peuvent occasionnellement tenter de les manipuler pour nuire à des concurrents. Le risque reste toutefois négligeable, de telles associations étant encore trop rares en France au regard des 18000 décès qu’on y dénombre chaque année pour cause d’accidents médicamenteux – sans compter les séquelles dues aux effets indésirables ou aux interactions mal contrôlées, ni les accidents liés aux indications trop larges et aux médicaments insuffisamment évalués Il faudrait en outre ajouter à ce chiffre déjà accablant les décès dus aux médicaments inutiles qui prennent la place de ceux qui le sont réellement L’Association d’aide aux victimes des accidents des médicaments a le mérite de concentrer son combat sur une molécule vendue par toutes les firmes – les benzodiazépines – et sur la surconsommation de psychotropes par les Français. Après de longues années de lutte opiniâtre, notamment auprès de la presse et des autorités, ce groupe de patients est parvenu à freiner les prescriptions de benzodiazépines.
Les auteurs d’Europe Inc. ont reconstitué les étapes de la stratégie conçue par les lobbyistes de l’industrie pharmaceutique, des firmes biotechnologiques et du secteur de la chimie pour faire adopter une directive européenne ouvrant le chemin au « brevetage du vivant » 45. Cette performance a été accomplie par Europabio, entité créée en 1996 et représentant 600 entreprises au travers d’un groupe de travail de la fédération de l’industrie chimique, le Senior Advisory Group on Biotechnology, et du Secrétariat européen aux associations nationales de la bio-industrie. On y retrouve en particulier Akzo Pharma, Dupont, Eli Lilly, Danone, Hauffman-La Roche, Hoechst, Monsanto Europe, Nestlé, Novartis, Novo Nordisk, Rhône-Poulenc, Sandoz, Shering, SmithKIine Beecham, Solvay, Unilever, etc. L’agro-alimentaire leur a apporté également son soutien à travers le Forum pour la coordination de la bio-indus- trie européenne. Ensemble, ces lobbies ont organisé une campagne s’appuyant sur la « base citoyenne » la plus efficace pour influencer les décideurs politiques : les associations de malades. Il s’est d’abord agi de faire croire aux patients que, sans l’autorisation du brevetage du vivant, il y aurait à l’avenir moins, voire plus du tout de remèdes aux pathologies encore mal soignées. Les donations des laboratoires SmithKIine
Beecham avaient permis de mobiliser deux mouvements dont la pression fut particulièrement décisive : le Groupement d’intérêt pour la génétique et l’Alliance européenne des groupes de soutien à la génétique. « L’aide directe à ces groupes et aux diverses organisations caritatives fut suivie d’une utilisation directe des malades : le jour du vote, en juillet 1997, s’adressant aux sentiments des députés, des personnes en fauteuil roulant manifestèrent à Strasbourg devant le siège du Parlement, clamant le slogan « Pas de brevet, pas de remède ». Sensibles à la prise de position forte et unie des groupements d’intérêt de malades en faveur du brevetage, les parlementaires votèrent en ce sens.»
Vidéo : Les curieuses alliances du profit et de la santé
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