Les boues apportent la richesse
Après son échec dans l’Oklahoma, Merco jeta son dévolu sur un autre site : Sierra Blanca, 500 habitants, à la frontière du Mexique, l’une des villes les plus pauvres d’un des comtés les plus démunis du Texas. Là aussi, après une rapide mobilisation, les « indigènes » s’élevèrent contre l’épandage de boues sur des terres à pâturage — à une quinzaine de kilomètres du site prévu pour le dépôt de déchets nucléaires envoyés par des centrales du Maine et du Vermont. Pour calmer les habitants, Merco finança l’achat d’un nouveau camion de pompiers, fit don de 10 000 dollars au conseil de l’école, instaura un fond pour des bourses d’éducation, organisa des barbecues, distribua des dindes de Noël et promit 50 000 dollars par an à l’entreprise locale chargée de l’aménagement et du développement municipal. Après que Merco eut versé 5 000 dollars à Ann Richards, gouverneur du Texas, ses représentants à la Commission de l’eau accordèrent leur autorisation à l’entreprise en un temps record.
« Ce type d’avantages offerts à la municipalité d’accueil est considéré comme normal dans les projets de cet ordre », expliqua Kelly Sarber, la représentante de Merco . Mais pour les esprits critiques, la somme dépensée par Merco à Austin et Sierra Blanca ne constituait qu’une larme dans l’océan comparée aux 168 millions de dollars versés par la ville de New York à Merco.
En février 1994, plusieurs opposants déclarèrent avoir reçu des menaces de mort. Bill Addington, animateur de l’association Sauvez Sierra Blanca, accusa Merco d’avoir commandité l’incendie qui avait ravagé son entreprise familiale de menuiserie. L’avocat de Merco, John Masters, jugea cette accusation « absolument ridicule 57 ». Mais la guerre des boues à Sierra Blanca gagna la télévision nationale en 1994, grâce à « TV Nation », émission satirique présentée par le documentariste Michael Moore. L’équipe de « TV Nation » accompagna, de New York à Sierra Blanca, une cargaison ferroviaire de boues new-yorkaises en galettes, « riches et moelleuses, comme la plupart des galettes de qualité »… La représentante de Merco, Kelly Sarber, fit faire à Michael Moore la visite du site : « Nous avons investi toute notre intelligence et notre intégrité dans ce travail. La qualité de nos galettes le démontre, conclut Kelly Sarber. C’est l’odeur de l’argent. »
L’affaire prit une tournure plus sérieuse au cours de la séquence suivante, filmée dans le bureau de Hugh Kaufman à Washington : « L’État de New York, annonça Kaufman, n’autorise ni la destruction de ces matières dangereuses ni leur “utilisation bénéfique”. Pas plus que le Texas. Nous avons ici affaire à une opération tout à fait illégale de déplacement et d’enfouissement qu’on essaie de faire passer pour un projet favorable à l’environnement. Or, ce n’est qu’une mascarade. Puisque les poissons au large de New York sont maintenant protégés, tout comme les citoyens et les terres de l’État de New York, ce sont les habitants du Texas qui vont être empoisonnés. Il y a quelque chose de pourri dans l’État du Texas. » « TV Nation » diffusa les témoignages accablants des habitants de Sierra Blanca : « Ça pue partout. Je ne vois
pas pourquoi New York aurait le droit de nous balancer sa merde », déclara une femme en colère ; tandis qu’une autre ajoutait : « Nous commençons à avoir toutes sortes d’allergies. Des personnes qui n’en ont jamais souffert de leur vie se retrouvent avec un tas de trucs de ce genre. »
Peu après la diffusion de cette émission, Merco engagea des poursuites en justice et réclama 33 millions de dollars de dommages et intérêts à Kaufman et au producteur de « TV Nation », Sony Entertainment Pictures Inc., pour déclarations « diffamatoires et désobligeantes faites avec une réelle intention de nuire et un mépris impudent de la vérité ». Comme le rappelait l’acte d’accusation, Merco avait dépensé 600 000 dollars en opérations de lobbying directes pour s’attirer les bonnes volontés des Texans et estimait avoir perdu la moitié de cette somme à cause de l’émission. Hugh Kaufman réagit également par un procès, exigeant trois millions de dollars et accusant Merco de liens avec le crime organisé, de violation des lois du Texas et de l’État de New York et d’interférence dans une enquête fédérale .
Rappelons que Kaufman avait révélé les contaminations toxiques de Love Canal et de Times Beach (Missouri), puis qu’il s’était attaqué à l’administratrice de l’Agence pour la protection de l’environnement, Anne Burford, qui fut contrainte de démissionner pour outrage au Congrès, auquel elle n’avait pas remis certains documents (en outre, l’assistante de Burford, Rita Lavelle, passa quatre mois en prison pour avoir menti au Congrès sur le détournement de l’argent des programmes Superfund pour des intérêts politiques). « Cette histoire est bien plus grave, déclara Kaufman, car c’est une obstruction à une enquête criminelle sur des sociétés affiliées à la mafia et impliquées dans l’évacuation illégale de déchets après un contrat illégal, tout cela payé fort cher par le contribuable. Anne Burford et Rita Lavelle se contentaient de détourner l’argent de Superfund dans des manipulations où la décision de nettoyer les sites ne reposait que sur des raisons politiques. [Alors qu’à Sierra Blanca], on peut dire en gros que le gouvernement s’est mouillé pour le crime organisé en pleine enquête criminelle.»
En 1993, une équipe de chercheurs de l’université de l’Arizona publia un article intitulé « Dangers dus aux microorganismes pathogènes contenus dans les boues d’épuration réhabilitées dans l’agriculture ». Selon cette étude, « de grandes quantités » d’organismes responsables de maladies dangereuses infectent les boues d’épuration au-delà de leur traitement. « Ainsi, en matière de micro-organismes, on ne pourra jamais parvenir à une évaluation exhaustive des risques associés à l’épandage de ces boues sur des terres cultivées. » Les eaux d’égout et les boues d’épuration contiennent une quantité ahurissante de virus, bactéries, protozoaires, moisissures et vers intestinaux. Nombre de ces agents pathogènes peuvent provoquer chez l’homme des maladies, des invalidités et même la mort, notamment la salmonelle, le shigella, le campylobacter, l’escherichia coli pathogène, des entérovirus (responsables de paralysies, méningites, fortes fièvres, troubles respiratoires, diarrhées, encéphalites), le giardia, le Cryptosporidium, les ascarides, les ankylostomes et les ténias. Ces agents ont de nombreux accès pour pénétrer l’environnement : par contact direct avec les boues, évaporation et inhalation, par contamination de la nappe phréatique, par l’intermédiaire des rongeurs qui creusent dans les boues et par ingestion des racines cultivées.
On dénombre déjà un certain nombre de victimes. À Islip, dans l’État de New York, un jeune homme de vingt- cinq ans, Harry Dobin, tenait une buvette dans une gare de Long Island, à 300 mètres d’un site de compostage de boues. Ses premiers problèmes de santé apparurent en juillet 1991. Les médecins le soignèrent successivement pour des affections très différentes : asthme, arthrite, maladie de Wegener, maladie de Lyme, insuffisance rénale et bronchite. En janvier 1992, alors qu’il ne pouvait plus respirer, ils effectuèrent finalement une biopsie des poumons et découvrirent un champignon, l’aspergillus fumigatus, sous-produit fréquent du compostage des boues. Ce diagnostic intervenait trop tard pour enrayer la maladie, qui avait gagné la colonne vertébrale et les jambes, avant d’atteindre le cœur. Le jeune homme mourut le 23 septembre 1992 . Entre-temps d’autres habitants d’Islip avaient commencé à se plaindre de toux chronique, de nausées et autres symptômes. Selon une étude lancée par le ministère de la Santé, les quartiers sous le vent de la station de compostage étaient exposés à un niveau d’aspergillus quatre fois plus élevé que le niveau moyen dans l’atmosphère. D’après la conclusion des fonctionnaires, « cette étude ne démontre pas qu’une plus grande concentration de moisissures soit plus dangereuse pour la santé mais qu’il était possible d’établir cette relation. Une conclusion définitive ne pourrait être obtenue qu’après une autre étude ».
Aux alentours de Sparta, petite agglomération rurale du Missouri, dont la station d’épuration fonctionnait depuis la fin des années 1980, les vaches d’un éleveur, Ed Roller, commencèrent dès 1990 à tomber malades puis à mourir sans qu’aucun vétérinaire puisse en expliquer la cause. La situation ne fit qu’empirer jusqu’à la fin 1993, lorsque le fermier se déclara en faillite. Quelqu’un suggéra alors à Roller que ses vaches étaient peut-être victimes des boues répandues dans un champ voisin entre 1989 et 1991, lui conseillant de lire des articles publiés à ce sujet par le journaliste Ed Haag dans deux magazines agricoles. Roller fit alors tester le sol de ses terres : « Nous avons constaté la présence de nombreux métaux lourds. C’est comme si le champ où les boues avaient été déposées “déteignait” sur nos terres. » Les tests réalisés sur une vache morte révélèrent en effet la présence « de plomb, de cadmium et de fluor dans les reins, les os et les dents de l’animal ». Roller engagea un avocat pour l’assister dans cette situation, d’autant plus épineuse que le propriétaire des terres où les boues avaient été répandues était fonctionnaire municipal à Sparta et membre du conseil d’administration de la banque de Roller. Lors de la parution de ce livre en anglais, l’affaire n’avait toujours pas été jugée et le père d’Ed souffre à son tour de problèmes de santé, liés apparemment à son contact avec les boues. « Je n’arrive pas à croire à ce qui m’arrive, déclare Roller. Il existe très peu de portes auxquelles frapper. Je ne veux pas qu’une institution gouvernementale étouffe l’affaire. »
À Lynden, dans l’État de Washington, Linda et Raymond Zander ont commencé à perdre leurs vaches laitières un an après l’épandage de boues sur des terres voisines. « Nous avons remarqué que certaines bêtes se mettaient à boiter, entre autres problèmes physiques », déclara Linda Zander. Les tests ont révélé la présence de métaux lourds dans le sol sur le site d’épandage des boues, ainsi que dans l’eau de deux puits des environs, qui alimentent plusieurs familles. Depuis lors, on a diagnostiqué chez Raymond Zander un empoisonnement au nickel. Plusieurs membres de sa famille montrent par ailleurs des signes de lésions neurologiques probablement liées à un empoisonnement aux métaux lourds, notamment zinc, cuivre, plomb et manganèse. Seize familles du voisinage souffrent de toutes sortes de troubles, allant de symptômes proches de la grippe au cancer. Après avoir fondé l’Associadon d’aide aux victimes des eaux d’épuration, Linda Zander a commencé à récolter des histoires similaires de maladie et de mort d’agriculteurs aux environs de sites de dépôt de boues dans différents États, notamment en Virginie, Pennsylvanie, Caroline du Nord et Géorgie.
Selon Karl Schurr, professeur de toxicologie à l’université du Minnesota, « les produits chimiques trouvés dans les boues d’épuration sont précisément ceux qu’employaient César Borgia et sa sœur Lucrèce en Italie, au XVe siècle, pour empoisonner très lentement leurs opposants ».
Vidéo : Les boues apportent la richesse
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Les boues apportent la richesse
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