La Journée de la Terre est à vendre
Le 22 avril 1995, les plus grandes organisations écologistes de « Washington fêtèrent la 25e Journée de la Terre en invitant de nombreuses célébrités à donner un concert gratuit dans la capitale fédérale. Au cours de ce quart de siècle, ces organisations avaient réussi à collecter et à dépenser des milliards de dollars pour soutenir des initiatives de réforme environnementale. À la Maison-Blanche, ils se reconnaissaient en la personne du vice-président Al Gore, venu lui-même des grandes organisations écologistes, comme l’illustre son best- seller Sauver la planète Terre. L’écologie et l’esprit humain. D’après les résultats systématiques des études d’opinion conduites dans les régions rurales, la grande majorité des Américains soutenaient fortement les initiatives visant à protéger l’environnement. Malgré ces signes apparents de réussite, la célébration de ce 25e anniversaire se résuma à une image creuse, vestige d’un mouvement écologiste jadis si vigoureux. Au lieu de revigorer le militantisme, elle mit en scène l’échec de ses dirigeants nationaux et de leurs politiques de compromis et de respectabilité.
En 1970, c’est Gaylord Nelson, sénateur du Wisconsin et fervent défenseur de l’environnement, qui eut l’idée de lancer la première Journée de la Terre en empruntant, pour un séminaire d’étudiants sur l’environnement, les tactiques des organisations luttant contre la guerre. Les marches, manifestations et rassemblements de protestation se multiplièrent presque spontanément, faisant preuve d’un militantisme énergique et puissant, dans le style des années i960. Denis Hayes, de la coordination nationale étudiante, fit une intervention passionnée, lors du premier rassemblement pour la Journée de la Terre à Washington : « Notre pays dépouille les nations plus pauvres et les générations à naître. Nous sommes fatigués detre accusés des dégradations dont les entreprises sont responsables. Les institutions n’ont pas de conscience. Si nous voulons qu’elles aient un comportement juste, nous devrons les y contraindre.»
Vingt ans plus tard, c’est pourtant Gaylord Nelson lui- même qui aida à transformer la Journée de la Terre en une pure marchandise. Après l’échec de sa réélection, en 1986, Nelson s’est consacré au lobbying, tout en étant consultant au service de la Société pour la préservation de l’environnement sauvage, prestigieuse institution écologiste financée par WMX, Archer Daniels Midland et d’autres multinationales 33. En 1991, Gaylord Nelson et le consultant ès environnement Bruce Anderson fondèrent une organisation baptisée Earth Day USA pour orchestrer la 25e Journée de la Terre et rechercher les fonds nécessaires. Contrairement aux précédentes, Anderson et Nelson encouragèrent les sociétés à financer la Journée de la Terre « officielle » sans aucun critère permettant de filtrer les grandes entreprises responsables de la pollution. « Nous sommes tous responsables, se justifia Bruce Anderson. Si une entreprise déclare vouloir améliorer son comportement par rapport à l’environnement, ce n’est pas à Earth Day USA de juger sa conduite passée. La confrontation, c’est de l’histoire ancienne. Travaillons main dans la main, au lieu de perdre du temps à pinailler.» Gaylord Nelson était du même avis. Le greenwashing, d’après lui, n’est pas un problème du tout, « pas même en théorie : si une entreprise se met à virer “écolo”, tant mieux. De nombreux chefs d’entreprises d’aujourd’hui ont participé à la première Journée de la Terre à l’université ; ça en a fait des écologistes. Je suis heureux de voir d’autres entreprises se joindre à nous. Si elles tentent de coopter la Journée de la Terre, elles ne feront qu’aider à répandre la propagande écologiste. »
Gaylord Nelson défendit également la décision choquante d’Earth Day USA d’engager l’agence Shandwick — un des principaux artisans du greenwashing anti-écologiste — pour aider à planifier, coordonner et exécuter la célébration du 25e anniversaire. C’est Bruce Anderson qui prit la décision d’engager l’agence Shandwick, « qui réduisit substantiellement ses honoraires » après un petit déjeuner à Washington avec un cadre de l’entreprise, Allen Finch, dont l’attitude impressionna fortement Bruce Anderson : « Je le vois s’engager davantage chaque jour en faveur d’Earth Day USA. Il a de l’événement la même vision que moi : Earth Day est un cadeau incroyable qui possède un impact potentiellement énorme. » Pas de doute, pour Allen Finch, Earth Day représentait bel et bien un « cadeau incroyable ». Chez Shandwick, entre autres responsabilités, Allen Finch s’occupe de l’une des associations-écran les plus anciennes et les plus célèbres, le Conseil pour la science et les technologies agronomiques. Fondé en 1972, cette organisation est financée par des centaines de sociétés travaillant dans les OGM, les produits chimiques, les additifs alimentaires et l’agriculture industrielle — notamment Dow, General Mills, Land O’Lakes, Ciba-Geigy, Archer Daniels Midland, Monsanto, Philip Morris et Uniroyal. Ainsi, Allen Finch travaillerait personnellement à faire du Conseil pour la science et les technologies agronomiques « une source pour les décideurs publics et les médias sur les questions environnementales. »
Exemple typique de groupe fantoche, le Conseil pour la science et les technologies agronomiques prétend « fournir des informations scientifiques actuelles et objectives sur l’alimentation et l’agriculture », mais, depuis plus de vingt ans, il a vigoureusement et publiquement défendu et promu des produits alimentaires contaminés par les pesticides, des fruits et légumes irradiés ainsi que l’ajout d’hormones et de médicaments dans les aliments pour animaux d’élevage. Les centaines de chercheurs privés et universitaires qu’il emploie bénéficient souvent des subventions et autres rémunérations versées par les multinationales agroalimentaires qui financent ce lobby.
Lorsque Earth Day USA engagea les services de Shandwick, l’agence s’occupait déjà du lobbying de Ciba-Geigy, Ford, Hydro-Québec, Monsanto, Pfizer, Procter & Gamble, Purina Mills, la Chase Manhattan Bank et la Sumitomo Bank. Les recettes nettes de Shandwick au titre de « services en matière d’affaires publiques liées à l’environnement » dépassaient les n millions de dollars en 1992. Shandwick est également connue pour son succès avec l’Alliance des producteurs de bétail de l’Ouest, à laquelle elle a fait « gagner sa bataille contre l’augmentation des droits de pâturage sur les terres publiques » – ce qui a valu au mouvement écologiste l’une de ses défaites les plus cuisantes devant le Congrès 40. En 1994, l’agence Shandwick affirmait « aider les entreprises à tirer le meilleur parti du marché écologiste, à atténuer les risques liés à l’environnement et à protéger leurs résultats financiers » en leur donnant « accès aux allées du pouvoir au niveau fédéral et dans chaque capitale d’État, dans chaque secteur des affaires au niveau local et dans chaque journal » .
Quid de la décision antérieure de refuser les contributions de certaines grandes sociétés ? Selon Jerry Klamon, membre du conseil d’administration de Earth Day USA, cette approche était dépassée : « Contrairement à d’autres groupes, nous travaillons avec certaines entreprises parce que nous voyons la nécessité d’employer “la méthode de la carotte”. Ces sociétés ont besoin d’être informées et accompagnées. » Le groupe de Klamon, basé à Saint-Louis, accepta d’être financé par Monsanto et se reposa sur les conseils bénévoles de la filiale d’Allen Finch à Saint-Louis. « Nous devons tirer profit des stratégies de ces consultants, déclara Klamon. Ils connaissent manifestement la mentalité américaine et les moyens de l’influencer.»
Earth Day USA reçut des centaines de milliers de dollars des entreprises, et notamment de clients de l’agence d’Allen Finch. Ainsi Procter & Gamble, Honeywell, Ralston Purina, Kinkos, Pillsbury et AT&T contribuèrent pour des montants de 15000 dollars et plus . Pour 20000 dollars, une entreprise pouvait s’acheter l’étiquette de sponsor d’Earth Day USA En négociant un peu, elle s’offrait le droit d’utiliser le logo officiel d’Earth Day USA Un mémo interne de l’organisation envisagea le lancement d’une petite sœur, sous le nom d’« Entreprises pour la Journée de la Terre », qui regrouperait des « cadres écologistes faisant partie de grandes sociétés américaines réunis en une organisation distincte à but non lucratif » et dont le conseil d’administration serait dominé par les responsables d’Earth Day USA. Cette équipe « augmenterait les potentialités de financements pour Earth Day USA et les autres membres de la “famille Earth Day” ». Pour protéger son image, Earth Day USA « conserverait à son secteur “entreprises” une certaine indépendance afin de préserver l’esprit d’innocence et de coopération de la Journée de la Terre ».
Mais la stratégie pro-patronale « de coopération » voulue par Finch, Anderson et Nelson finit par s’écrouler lorsque les médias révélèrent la vraie nature d’Earth Day USA : une vaste opération de greenwashing. Cette publicité malencontreuse provoqua des dissensions internes et finalement la dislocation du conseil d’administration de l’organisation. La tentative, en dernier recours, d’impliquer la Maison-Blanche de Clinton dans l’histoire d’une collecte, auprès des entreprises, de millions de dollars pour financer un énorme événement à Washington, s’écroula également sous l’examen attentif des journalistes.
Vidéo : La Journée de la Terre est à vendre
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