La main invisible a les pouces verts
Dans les années 1990, le géant des pesticides Rhône-Poulenc qui nous annonçait la venue d’un « monde meilleur » à grand renfort de rivières sauvages sponsorisait aussi l’émission Ushuaïa, animée par Nicolas Hulot sur la chaîne du constructeur d’autoroutes Bouygues. Le but de TF1 est « de rendre [le téléspectateur] disponible, c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages, explique son PDG Patrick Le Lay. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». Réciproquement, en phase de relaxation devant Ushuaïa, notre cerveau se trouve prêt à être convaincu qu’« à l’heure où la nature semble se venger des outrages que lui fait subir l’homme, un grand média national comme TF1 se doit d’afficher clairement son rôle de pédagogue actif et engagé en faveur de l’écologie ». Et que la meilleure façon de protéger la nature, c’est encore de consommer. Ce qui tombe bien car le consommateur n’a plus que l’embarras du choix : entre Lederc et Carrefour, lequel soutenir de son acte d’achat « écologique » et « éthique » ? Quelle enseigne oligopolistique vouée à la consommation de masse, poussant au productivisme, au dumping social et aux délocalisations, éradiquant le commerce de détail, étranglant les producteurs via les marges arrières, jetant sur les routes un flux exponentiel de camions à travers toute l’Europe est-elle la plus engagée sur la voie du « développement durable » ? Partenariat avec la fondation Nicolas Hulot et « sacs cabas réutilisables» à l’effigie des trois éléments pour Lederc… Partenariat avec le WWF pour Champion… Un peu partout des campagnes d’affichage en faveur de la « consommation responsable » – dévoreuses de papier, d’eau, d’énergie. Et sur place, pendant que les parents font leurs courses, des « ateliers » pour former les enfants aux « éco-gestes » qui feront les « éco-citoyens ». Dans ce cadre, la fondation Hulot réalise un journal permettant « aux enfants de parfaire leurs connaissances de la faune et de la flore composant la forêt », Le P’tit repère – qui porte le nom de la marque « discount et verte » de Lederc Pour les plus grands, c’est avec la fondation d’entreprise Procter & Gamble et le conservatoire du Littoral que la fondation Hulot co-signe « un ouvrage pédagogique sur la mer édité par Gallimard Jeunesse dans la collection « Environnement »».
Les grands pollueurs ont tout intérêt à ce que le « développement durable » soit avant tout un problème de responsabilisation du consommateur-citoyen, faisant ainsi de la pollution un problème de manque de civisme. Et ils ont su en convaincre plus d’un sur ce point : « Et si la solution c’était vous ? » proclame le WWF dans le cadre de sa campagne « Du jetable au durable » lancée à la Cité des sciences de la Villette en janvier 2004. À cette occasion, Mélanie Moulin, chargée de mission au ministère de l’Écologie et du Développement durable, estima que l’État « ne [pouvait] pas toujours avoir une démarche contraignante », qu’il fallait plutôt préconiser des « actions de pédagogie auprès des citoyens ». Même en Irlande, qui adopte une « démarche contraignante », la « pédagogie » reste une planche de salut, comme le rapportait Gilliane Quinn, propriétaire de la chaîne de supermarchés irlandais Superquinn : « Nous avons été confrontés à un problème éthique concernant les sacs plastiques lorsque le gouvernement a décidé que […] chaque sac plastique vendu [serait] taxé 15 cents. […] Il n’était pas question qu’un des distributeurs décide de prendre en charge lui- même le coût de la taxe. […] Chaque consommateur devait être responsable et payer directement. » Les clients ont donc été « sensibilisés à la fois par le gouvernement mais aussi, au travers des magasins, par cette nouvelle forme de citoyenneté ». Et de conclure en des termes que Patrick Le Lay ne désavouerait sans doute pas : « Il y a une expression en anglais qui est « No brainers « , ce qui signifie qu’on n’a pas besoin de cerveau car si on parvient à changer les comportements des consommateurs et des distributeurs, tout le monde est gagnant. »
La dissolution de l’idée de protection de l’environnement dans la novlangue du « développement durable » est une aubaine pour les multinationales. Il faut dire qu’elles y ont largement contribué. En 1992, le Sommet de la Terre de Rio fut l’objet d’un véritable « kidnapping » par les lobbies industriels : sous la férule du Conseil industriel pour un développement durable les propositions de réglementations industrielles ne furent pas seulement écartées, ce sommet a fait « de l’industrie le nouveau partenaire de l’ONU pour ses recherches sur un développement durable». Les innocents sont nombreux qui se sont rangés sous cette bannière sans savoir qu’ils ont adopté les « 3 P », c’est-à-dire les « trois pôles interdépendants du développement durable de l’humanité : équité sociale (Peop/e), préservation de l’environnement (Planet), efficacité économique (Profit) ». Avec une telle définition du « développement durable », il devient possible de verdir tous les productivités et facile de délégitimer n’importe quel mouvement écologique ou anti-consumériste. Ainsi, lorsque Actionconso dénonce la campagne de Carrefour « Consommer mieux, c’est urgent », le groupe s’offre le luxe de publier sur son site la lettre de l’association et la « réponse » du PDG. En bon populiste de marché, celui-ci rejette toute idée d’une réduction de la consommation au nom de « la démocratisation de la consommation » et en soutien aux « moins aisés », s’appuyant sur la « définition du développement durable, énoncée pour la première fois en 1987 dans le rapport Brundtland […]: consommer en réfléchissant sur le long terme ». Il est de ce point de vue parfaitement en phase avec le Conseil industriel mondial pour un développement durable, coalition qui se prétend le porte-parole de l’industrie soudeuse d’un avenir écologique cohérent mais qui « continue de promouvoir la protection de l’environnement par la croissance économique, l’autoréglementation et le libre-échange », lobby reconnu par les Nations unies – tout comme la fondation internationale Carrefour, qui a le statut d’observateur au Conseil économique et social depuis 2003.
La Commission européenne constitue une autre institution internationale de poids qui travaille à subordonner les objectifs écologiques qu’elle proclame, à grand renfort de propagande, aux objectifs économiques. Ce qui donne ce bel exemple de double-pensée : « Le développement durable laisse entrevoir à l’Union européenne l’image concrète, à long terme, d’une société plus prospère et plus juste, garante d’un environnement plus propre, plus sûr, plus sain, et offrant une meilleure qualité de vie à nous-mêmes, à nos enfants et à nos petits-enfants. Pour réaliser ces objectifs, il faut une croissance économique qui favorise le progrès social et respecte l’environnement, une politique sociale qui stimule l’économie et une politique de l’environnement qui soit à la fois efficace et économique. » Selon la Commission, les entreprises doivent, « sur une base volontaire », mettre « en œuvre leur responsabilité sociale à l’échelon non seulement de l’Europe mais aussi de la planète, y compris tout au long de leur chaîne de production 70». Cela tombe bien, c’est très exactement la démarche que, selon son PDG, Carrefour « a entreprise depuis de nombreuses années ». L’objectif étant pour l’industrie d’éviter à tout prix toute forme de réglementation contraignante.
Les écologistes auraient donc tort de prendre à la légère les stratégies de verdissement, notamment de la grande distribution. On se situe en fait déjà en bout de chaîne idéologique, lorsque publicité et propagande politique se fondent pour constituer l’emballage citoyen obligé de tous les biens de consommation courante. D’autant plus qu’un certain nombre d’organisations écologistes sont devenues les partenaires privilégiés des principaux pollueurs dans le cadre de « partenariats pour le développement durable ». C’est le cas du WWF avec « des entreprises multinationales qui contribuent par des fonds importants [à son] travail de conservation » et sont assurées en retour d’une « relation unique qui améliorera votre image de marque et valorisera vos stratégies marketing et communication » – coût de l’opération pour le groupe Lafarge : 5 millions d’euros sur 5 ans 71. On ne doit par ailleurs pas s’étonner des affinités profondes de la branche française du WWF avec la grande distribution, son actuel directeur ayant été auparavant PDG des 3 Suisses puis des Galeries Lafayette.
Ces partenariats se nouent également dans le cadre de la course à la « labellisation des produits », censée transformer, selon les écologistes de marché, tout acte d’achat en demande de développement durable qui, par l’intermédiaire de la main invisible du marché, verdira mécaniquement l’offre et la production. Ainsi le Marine Stewardship Council, qui délivre une certification privée pour les pêcheries et un label pour les produits de la mer. Fondé par Unilever et le WWF, cette « organisation caritative » affirme aujourd’hui « agir en toute indépendance ». Le président de son conseil d’administration est toutefois John Gummer, l’ancien ministre de l’Environnement de Margaret Thatcher et ministre de l’Agriculture de John Major qui se rendit célèbre en partageant avec sa fille de quatre ans un hamburger devant les caméras de télévision pour relancer la consommation de bœuf en pleine crise de la vache folle. On compte par ailleurs, dans ce conseil, l’ancien PDG de la principale entreprise de produits de la mer de Nouvelle-Zélande, un actuel directeur de son équivalent britannique, son homologue sud-africain, des industriels du bâtiment et de la chimie membres du WWF en guise d’écologistes et l’ancien président de la commission du développement durable des Nations unies.
C’est donc l’ensemble du pouvoir d’expertise et de certification qui passe ainsi peu à peu aux mains des industriels, désormais à même d’imposer la définition de l’écologie qui les arrange, grâce à l’abandon par les États de leurs prérogatives, avec l’aide indispensable d’un certain nombre d’ONG converties à l’écologisme de marché et bientôt strictement d’obédience patronale, OPA à laquelle encourage la politique de la Commission européenne, des Nations unies et de l’OMC.
Vidéo : La main invisible a les pouces verts
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : La main invisible a les pouces verts
https://www.youtube.com/watch?v=Yoaz8D6-RDc