Comment les consultants rédigent l'information : Le syndrome de la porte à tambour
Les journalistes sont rarement capables d’analyser leur propre milieu professionnel et le rôle des agences de lobbying. On peut le regretter car un grand nombre d’entre eux sont largement dépendants de ces agences en matière de sources, de citations, de sujets et même… d’idées. Selon Jeff et Marie Blyskal, « la presse a plus que jamais partie liée avec les lobbyistes. Ceux qui sont à l’extérieur — lecteurs ou spectateurs — ont beaucoup de mal à décrypter la situation, cette dépendance constituant un élément essentiel du fonctionnement de la presse. Par ailleurs, comme un alcoolique qui refuse d’admettre qu’il a un problème avec la boisson, ces journalistes sont trop lourdement intoxiqués par les lobbyistes pour s’apercevoir que quelque chose cloche. En fait, la presse prétendument cynique, arrogante et indépendante fait tout ce qu’il faut pour se voiler la face. »
Les nouvelles « préfabriquées » et les « experts » obligeamment fournis par les industriels sont d’une efficacité d’autant plus redoutable qu’ils ne peuvent que rendre service à un directeur de chaîne soucieux de ses finances. Lorsqu’une chaîne diffuse un « reportage en kit », l’agence-conseil qui le lui a fourni a déjà payé les frais de script, de réalisation et de montage. De la même façon, les « spécialistes » délégués par les lobbyistes permettent aux journalistes d’appuyer leurs articles sur des avis documentés en y consacrant un minimum de temps et d’énergie.
Mais il arrive que les pressions financières soient plus directes. Au Canada, Ben Parfitt, chargé de la rubrique forestière pour le quotidien Vancouver Sun, avait entrepris d’enquêter sur le travail effectué par Burson-Marsteller pour les industriels du bois en Colombie-Britannique. Entre temps, Burson-Marsteller élargit sa clientèle au Sun… et la politique éditoriale changea. Avant cette proximité, le journal employait cinq journalistes à plein temps pour couvrir les questions touchant l’exploitation forestière, la pêche, les Amérindiens, l’énergie, les mines et l’environnement.
Depuis 1991, un dernier poste, celui de Parfitt, a été maintenu, et son détenteur prié de limiter son intérêt pour les questions écologiques à Vancouver et aux basses terres, région commodément éloignée de Clayoquot Sound, secteur où Burson-Marsteller s’emploie, avec quelques autres, à dévaster l’une des dernières et plus vastes zones de forêts pluviales bénéficiant d’une température côtière encore intacte.
Parfitt a donc fait paraître son article dans une autre publication, The Georgia Straight, qui évoquait le passé de Burson-Marsteller, et notamment ses efforts pour améliorer l’image internationale de l’Argentine après que la junte militaire eut exécuté des milliers d’opposants politiques. Il y révélait également que Ken Rietz, cadre chez Burson- Marsteller et consultant de l’industrie du bois, était l’un des conspirateurs-clés du Watergate. Après la parution de cet article, Parfitt a été sommé d’abandonner sa rubrique du Sun sur les questions forestières. « Ma tentative personnelle pour court-circuiter Burson-Marsteller n’a pas été accueillie très favorablement par le journal », commente-t-il.
Les annonceurs publicitaires ont une énorme influence sur le contenu même des informations – même si les rédacteurs en chef refusent de le reconnaître. Rien que dans les médias américains, les grandes entreprises investissent cent milliards de dollars par an dans la publicité, lesquels tombent directement dans le tiroir-caisse des médias. Ben Bagdikian souligne qu’un travail de « sélection attentive des sujets d’actualité, visant à rendre la publicité plus efficace, est devenu si courant qu’il a été promu au rang de technique de pointe et de savoir éditorial ». Le consultant Robert Dilenschneider admet que « la notion selon laquelle, dans la presse et les médias, les affaires et les décisions éditoriales sont nettement distinctes est en grande partie un mythe ».
Fusions, rachats et nouvelles technologies électroniques ne font qu’accélérer un peu plus l’effondrement des murs censés séparer journalisme, publicité et relations publiques. Deux des plus grosses agences-conseil du monde, Burson- Marsteller et Hill & Knowlton, sont aux mains des deux plus gros conglomérats publicitaires, à savoir Young & Rubicam et le groupe WPP. Ces deux géants de la pub et du lobbying achètent des milliards de dollars d’espaces publicitaires dans la presse et à la télévision. On compte parmi leurs clients des firmes comme Philip Morris, McDonald’s, Ford, Johnson & Johnson, AT&T, Pepsi, Coca-Cola, NutraSweet, Revlon, Reebok et des centaines de gros annonceurs.
Le Centre d’étude des pratiques commerciales, association à but non lucratif, a invité en 1992 quelque 200 journalistes à une conférence de presse organisée à Washington, au cours de laquelle a été distribué un rapport intitulé Dictating Content : How Advertising Pressure Can Corrupt a Free Press [Sous la dictée : comment la pression de la publicité peut corrompre une presse libre]. Ce texte signalait des dizaines de cas d’auto-censure résultant du contexte « imposé par les annonceurs et de pressions afférentes ». Presque aucun des journalistes invités n’a assisté à cette conférence, et le rapport n’a généré pratiquement aucun commentaire dans la presse. Ce qui incita l’association Projet censuré à inscrire ce rapport parmi les dix « meilleurs sujets censurés » de 1992 .
Les entreprises ont découvert que l’un des meilleurs moyens d’obtenir la faveur des journalistes était d’inviter les plus célèbres d’entre eux à faire une brève intervention en échange d’une grosse somme d’argent ‘. En 1993-1994, dans le cadre du débat sur la réforme du système de santé, le National Journal rapporte que l’industrie pharmaceutique et ses satellites s’employaient à « arroser les journalistes qui voulaient bien dire quelques mots à l’occasion de leurs rencontres ». De grandes figures médiatiques, dont Fred Barnes {New Republic), Eleanor Clift et Jane Bryant Quinn {Newsweek), les docteurs Bob Arnot pour CBS et Art Ulene pour ABC se sont vu offrir un « dédommagement » allant de 7 500 à 25000 dollars . En juin 1995, le Political Finance & Lobby Reporter note que « Cokie Roberts, de l’émission « ABC News », a accepté une indemnité de 35000 dollars pour avoir pris la parole devant la Junior League de Greater Fort Lauderdale, lors d’une manifestation financée par JM Family Enterprises, société privée au capital de 4,2 milliards millions de dollars, qui distribue Toyota. Mme Roberts a refusé de s’exprimer à ce propos : “Elle est profondément convaincue qu’il ne s’agit pas d’un sujet sur lequel elle est tenue, sous quelque forme que ce soit, de débattre en public”, a répondu Eileen Murphy, porte-parole de la chaîne ABC, à Alicia Shephard, de 1 American Joumalism Review, qui sollicitait une interview ».
La plupart des journalistes n’atteignent bien entendu jamais un niveau de célébrité suffisant pour toucher cette manne. Fusions et réductions de personnel ont des effets dévastateurs sur les salles de rédaction. De nombreux journalistes se trouvent contraints de quitter la profession quand ils arrivent à la trentaine, tant il leur devient difficile de faire vivre une famille, cotiser pour leur retraite et payer les études des enfants sur leur maigre salaire. Et puis il voient d’anciens condisciples ou d’ex-collègues quitter la profession pour multiplier leur salaire dans la communication ou le lobbying – et soudain leur vieux rêve (devenir un nouveau Bob Woodward ou un nouveau Cari Bernstein) leur semble naïf et ridicule…
« On peut parler du syndrome de la porte à tambour, écrit John Dillon, reporter dans un journal du Vermont. Cette porte se trouve placée entre le gouvernement et les lobbies, mais aussi entre la presse et les agences-conseil. Comme ces attachés parlementaires tentés de vendre leurs compétences et leur carnet d’adresses en échange d’un salaire de lobbyiste, les journalistes découragés ou fauchés ont bien envie d’aller voir si, du côté du lobbying, l’herbe est plus verte. » Selon Susan Trento, cette porte à tambour et la collaboration qu’elle nourrit entre les privilégiés de Washington expliquent en grande partie l’impasse dans laquelle se trouve engagée la politique américaine : « Il semble que rien ne change. Que rien ne soit fait. Que personne ne cherche jamais à assainir la situation. Du Watergate à l’affaire de la BCCI en passant par les scandales du Koreagate, du Debategate ou du HUD il semble que les mêmes personnes commettent sans cesse les mêmes malversations, et qu’elles ne soient jamais punies – sans que personne ne s’en préoccupe. Les trois côtés du triangle constitué par les médias, le gouvernement, et les agences de lobbying se protègent mutuellement. »
Les médias connaissent depuis la décennie 1990 d’énormes transformations technologiques, dans la mesure où les « autoroutes de l’informadon » pénètrent de plus en plus profondément au cœur de nos sociétés. La technologie ayant mis la Toile à la portée de tous, celle-ci ne pouvait manquer d’attirer l’attention des entreprises.
Encensées comme le nec plus ultra de la « démocratie électronique », les autoroutes de l’information sont censées être une « corne d’abondance mondiale » en matière de documentation, offrant un accès instantané et bon marché à un nombre quasi illimité de bibliothèques de données, de matériels éducatifs et de loisirs. Dans certains cercles, l’aura entourant l’âge de l’information a pris dès le début des années 1990 une dimension quasi évangélique : ses inconditionnels annonçaient une ère nouvelle utopique et révolutionnaire au cours de laquelle les « technologies de la communication serviront à installer partout la liberté, à créer inévitablement un Conseil du peuple » . D’autres observateurs entrevoient toutefois à l’horizon des possibilités plus sombres et font remarquer qu’un concert de louanges analogue a salué la naissance d’autres moyens de communication, tels que le téléphone, la radio et la télévision… Sachant que l’ensemble des médias est désormais aux mains d’une poignée d’entreprises, Robert McCheney affirme : « Pas étonnant que le secteur privé, vu les énormes moyens dont il dispose, ait pris l’initiative et commercialise le cyber-espace à un rythme spectaculaire pour en faire un gigantesque centre commercial. » Cet historien des médias prédit une « concurrence forcenée, suivie de l’établissement d’un oligopole stable, dominé par une poignée d’énormes entreprises. Un monde où ceux qui possèdent l’information et ceux qui en sont dépourvus se retrouveront face à face, accentuant un peu plus les inégalités sociales et économiques dont souffre déjà si cruellement le monde actuel ».
Les agences de lobbying n’ont pas raté le train de l’information en ligne : ils ont créé de nombreux sites et utilisé enquêtes et jeux pour rassembler des informations commerciales et personnelles sur les usagers ainsi que pour développer de nouvelles techniques afin de mieux cibler journalistes et autres utilisateurs professionnels. Les autoroutes de l’information ne sont plus qu’une technologie permettant aux agences « d’atteindre l’opinion publique plus directement et plus efficacement que jamais, écrit Kirk Hallahan. Avec un choix beaucoup plus large, les opérations de lobbying sont désormais beaucoup moins dépendantes des médias. Au cours de la décennie à venir, les plus grandes sociétés américaines seront capables de soutenir financièrement des chaînes entièrement sponsorisées. Des firmes comme Procter & Gamble pourront manipuler et financer des programmes susceptibles de combiner la promotion et d’autres messages – bulletins d’information, talk shows, publi-reportages, événements culturels ou sportifs “parrainés”. Des émissions- spectacles comme « Entertainment Tonight » sont en passe de devenir les modèles de la télévision de demain, où la source et l’instigateur du message ne font plus qu’un. Les sponsors de la chaîne pourront atteindre les usagers qu’ils espèrent séduire grâce à un message hautement personnalisé sur lequel ils pourront exercer un contrôle total ». Non sans ironie, Hallahan se plaint de ce que l’interpénétration croissante des informations et de la publicité est « gênante » parce qu’elle affaiblit la crédibilité des médias traditionnels… « Chaque fois qu’un journal prévoit dans ses pages un espace publicitaire gratuit, ou chaque fois qu’une chaîne de télévision présente un publi-reportage comme s’il s’agissait d’un vrai documentaire, les responsables de ces médias dévalorisent leur produit. Autrefois, lorsqu’un support traitait un sujet, l’annonceur y gagnait davantage qu’une simple citation. Le client, le produit ou la cause se voyaient investis d’un certain relief et d’une certaine légitimité, f ] Et cette légitimité sera perdue, annonce-t-il, si le public cesse de voir une différence entre l’information et la propagande payée. […] Nous ne pouvons pas nous permettre de tuer la poule aux œufs d’or. Si le public venait à retirer sa confiance aux médias, le résultat pourrait être catastrophique. »
Vidéo : Comment les consultants rédigent l’information : Le syndrome de la porte à tambour
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