Comment les consultants rédigent l'information
Nous en sommes arrivés à un tel degré d’interpénétration entre les élites que Brit Hume, correspondant de la chaîne ABC auprès de la Maison-Blanche, joue au tennis avec George Bush Senior ou que Tom Friedman, du New York Times, est un proche de Jim Baker. Ces liens sont si étroits que les journalistes ne se posent aucune question sur la matière de leurs reportages, ils se contentent de raconter ce que dit le gouvernement ; en d’autres termes, ce ne sont plus des journalistes, mais des sténographes du pouvoir.
Jeff Cohen, directeur de Fairness & Accuracy in Reporting,
[Objectivité et exactitude dans le journalisme]
La presse est l’un des éléments les plus sacrés de l’imaginaire collectif des Américains. Les journalistes, censés être les grands prêtres de la vérité et de la sagesse, occupent aux côtés des détectives privés et des inspecteurs de police une place prépondérante dans les esprits. L’archétype reste le « petit bonhomme » qui ne paie pas de mine – que l’on songe aux personnages de Columbo, Lou Grant ou Phil Marlowe – avec ses vêtements bon marché, son air ironique, son cigare et sa propension à fréquenter les bars du quartier. Il travaille à des n’aient reçu un juste châtiment. Cette image romantique du journalisme, qui attire plus de candidats qu’il n’y a de postes disponibles, a été exploitée dans un certain nombre de pièces de théâtre, de romans, de films (Citizen Kane, La Dame du vendredi, The Front Page, L’Homme de la rue, etc.) comme de séries télévisées (« Murphy Brown », « The Paper », etc.). Quant au gentil journaliste Clark Kent, bien entendu, il n’a que le temps d’endosser sa tenue de Superman, héros populaire par excellence, pour voler (au sens propre) au secours de ses imprudents collègues, Lois Lane et Jimmy Olsen, chaque fois que leur curiosité professionnelle les met en mauvaise posture. Hollywood puise son inspiration dans la vraie vie avec Les Hommes du Président, film dans lequel Robert Redford et Dustin Hoffman incarnent deux journalistes du Washington Post, Bob Woodward et Cari Bernstein, qui ont effectivement enquêté sur le rôle du président Nixon dans le scandale du Watergate. Les dernières images du film soulignent avec emphase les pouvoirs de la presse : gros plan sur le téléscripteur qui cliquette dans une salle de rédaction tandis que s’imprime une suite de bulletins relatifs à l’affaire, pour finir en beauté sur cette nouvelle fracassante : « Nixon démissionne. »
Aujourd’hui, plus de vingt ans après le Watergate, la saga de Woodward et Bernstein figure en bonne place dans les manuels scolaires, illustrant avec panache le rôle glorieux du journalisme d’investigation. Pour perpétuer le mythe d’une presse toujours en quête d’une nouvelle croisade, la plupart des journaux affichent de fières devises comme celle de Thomas Jefferson : « Seule une presse libre peut défendre la liberté de tous. » Les Américains ont grandi en croyant dur comme fer que cette presse libre tant vantée et si bien protégée par la Constitution veille jalousement sur l’intérêt général. Ils sont persuadés que, lorsque les travers de la société et de la politique font la une du New York Times ou sont dénoncés sur le plateau de « Sixty Minutes », le système démocratique se trouve en quelque sorte automatiquement armé pour répondre au mal par le bien. Mais ce que les manuels scolaires oublient le plus souvent de préciser, c’est que Woodward et Bernstein étalent pratiquement seuls dans leur traque acharnée de ce scandale qui éclata au beau milieu d’une élection et n’eut pourtant aucune influence sur les résultats. Si l’on en croit Projet censuré, association indépendante de surveillance des médias animée par l’université d’État de Sonoma, il n’a fallu qu’un simple coup de fil de la Maison-Blanche pour dissuader le directeur de CBS, William Paley, de donner suite aux intentions de Walter Cronkite : diffuser, avant les élections, un reportage exceptionnel sur le Watergate dans le cadre de « CBS Evening News ». Nixon fut réélu à une écrasante majorité et ne fut contraint de démissionner que deux ans plus tard.
En réalité, comme le reconnaissent volontiers ceux qui le vivent de l’intérieur, la réalité de ce métier se situe souvent aux antipodes de ce qu’il paraît être. Le personnel est notoirement sous-payé et surchargé de travail .
Dans une démocratie, on est en droit d’attendre que la presse libre et indépendante fournisse toutes les informations susceptibles de nourrir le débat public ; qu’elle révèle la corruption, éclaire les principaux problèmes sociaux et permette à des citoyens bien informés de se faire une opinion et de prendre des décisions. La réalité d’aujourd’hui est toutefois bien éloignée de cet idéal. Le journalisme est en pleine débâcle et cette déliquescence donne aux agences de lobbying de nouvelles occasions de faire la pluie et le beau temps dans les salles de rédaction.
Pour commencer, les médias constituent en eux-mêmes une énorme et juteuse affaire commerciale, propriété d’un club de plus en plus fermé de multinationales. « La technologie moderne et le mode de fonctionnement économique des États-Unis ont généré, dans la plus grande discrétion, une nouvelle forme d’autorité centralisée en matière d’information », explique Ben Bagdikian dans un ouvrage majeur, paru en 1982, The Media Monopoly [Le Monopole des médias]. « Dans les années 1980, la plus grande partie des médias américains – journaux, magazines, chaînes de radio et de télévision, maisons d’édition et studios de cinéma – étaient sous le contrôle d’une cinquantaine d’entreprises géantes. Ces entreprises elles-mêmes étaient financièrement liées à de grosses sociétés industrielles et à quelques banques internationales. » Bagdikian admet que « certaines voix échappent au contrôle de ces entreprises dominantes » mais que la plupart de ces réfractaires « appartiennent à de petites structures locales » et que « leur murmure tend à être complètement enseveli par le tonnerre des principaux médias » 2. Lorsque Bagdikian a réactualisé son livre en 1993, il n’a pu que constater avec effroi qu’en une décennie la concentration des médias s’était accélérée au point que plus de la moitié appartenait à moins de vingt géants des affaires. Lorsque nous l’avons interviewé, en août 1995, il a reconnu que la situation empirait « à une telle cadence qu’il était devenu très difficile d’avancer des chiffres. On voit surgir des supergéants tels que Disney, Time-Warner, la chaîne câblée TCI ou des sociétés de téléphonie. L’éventail des acteurs en lice est incroyablement divers. Des entreprises géantes et supergéantes se lancent dans des joint-ventures. Turner, par exemple, appartient en partie à Time-Warner et à TCI. Le journalisme — la presse écrite comme la presse parlée — est officiellement placé sous le contrôle d’un certain nombre d’entreprises financières qui n’ont rien à voir avec le journalisme. Les conflits d’intérêts entre le besoin d’information objective que ressent le public et l’information “positive” que privilégient les entreprises ne cessent de s’aggraver ».
« Lorsqu’une grosse entreprise achète un journal local, explique Buck Donham, ancien rédacteur en chef dans l’Arkansas et à Hawaii, la qualité s’en ressent généralement à très court terme. Ils pratiquent ce que j’appellerai un “journalisme minimal” : pour citer le défunt Don Reynolds, la partie éditoriale est la “matière grise qui remplit les blancs entre les espaces publicitaires”. Voici comment opèrent ces gros bonnets de l’industrie : après avoir acheté en fanfare un journal de petite ou de moyenne importance, ils proclament urbi et orbi que les responsables locaux garderont le contrôle éditorial, jurant leurs grands dieux qu’ils se garderont d’intervenir sur le contenu des articles. La plupart du temps, ils gardent l’ancien rédacteur en chef. Toutefois, ils imposent petit à petit leurs volontés, tant et si bien que le rédacteur se voit contraint de démissionner, généralement dans les six mois ou l’année qui suit. Les propriétaires du journal gardent juste ce qu’il faut de personnel pour maintenir la parution régulière du quotidien ou de l’hebdomadaire. Ils cessent de réinvestir les bénéfices pour les détourner au profit de la maison mère. Ils valorisent le contenu publicitaire et la rentabilité au détriment de l’information. Au bout d’un an ou deux, la situation est claire. Les derniers éléments du personnel éditorial sont tellement occupés à assurer la survie du journal qu’ils n’ont plus le temps d’enquêter ni de vérifier les faits en profondeur. La publication ne repose plus que sur un journalisme superficiel et sur les dépêches des agences de presse. S’ils ne renoncent pas purement et simplement, les journalistes aux abois se résignent avec amertume à se cantonner dans le clinquant et le facile – l’aflfaire O. J. Simpson, par exemple. Ils n’ont tout simplement ni le temps ni l’envie de s’investir dans ce qu’ils font. »
Un tel contexte, très certainement démoralisant pour les journalistes, est très profitable aux lobbyistes. Dans un livre intitulé PR : How the PR Industry Writes the News [Comment les consultants rédigent l’information], Jeff et Marie Blyskal font remarquer que « les consultants savent très bien comment réagissent les journalistes. Ils adaptent leurs publicités en conséquence, afin que les journaux les acceptent et les publient. De ce fait, une grande partie des informations que le public lit dans la presse écrite, regarde à la télévision ou écoute à la radio sont influencées et déformées par ces gens. Ils sont pratiquement propriétaires de pans entiers de l’information. Les rubriques “cuisine” ou “diététique” sont pour eux un vrai paradis, de même que les pages “loisirs”, “automoto”, “immobilier”, “décoration” ou “vie pratique”. Malheureusement, les “nouvelles” saucissonnées par des consultants et des journalistes ressemblent à s’y méprendre à de vraies informations présentées par des journalistes enthousiastes et indépendants. Désormais, le lecteur a beaucoup de mal à démêler le vrai du faux ».
Vidéo : Comment les consultants rédigent l’information
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