Comment les consultants rédigent l'information : Sous haute surveillance
En théorie, les journalistes participent à la protection des libertés publiques, ils sont chargés de débusquer les abus de pouvoir et d’en aviser le public. En pratique, ils sont beaucoup plus étroitement surveillés que le public qu’ils sont censés informer…
Dean Rotbart, ancien collaborateur du Wall Street Journal, s’est recyclé dans le lobbying. Mais il a d’abord constitué des dossiers sur ses ex-collègues, à toutes fins utiles, pour aider ses clients, d’autres agences-conseil, à manipuler la presse. La société de Rotbart, appelée TJFR Products & Services, publie ces précieux renseignements dans de très onéreuses lettres d’information et assure des ateliers de formation et des rapports personnalisés.
En 1993, à l’occasion du congrès de la Société des relations publiques d’Amérique, Rotbart a déclaré que ses stages et ses lettres d’information pouvaient aider les consultants à comprendre « ce que pense un journaliste. L’un des services que nous offrons repose sur un fichier informatique que nous avons établi et qui contient les biographies de la plupart des journalistes professionnels – environ 6 000 personnes. Si un journaliste vous téléphone et que vous ne savez pas à qui vous avez affaire, appelez-nous, nous vous faxerons sa biographie dans l’heure qui suit. » Ces biographies apparaissent dans une nouvelle publication de Rotbart, TJFR Environmental News Reporter. La publicité maison promet que cette brochure (qui coûte 395 dollars par an) est tout particulièrement « destinée aux professionnels de la communication amenés à traiter des problèmes d’environnement. Laissez-nous être vos yeux et vos oreilles lorsque les médias spécialisés dans l’environnement se réunissent. Obtenez des informations cruciales sur les journalistes en vogue. Qui est le patron ? Comment briser la glace ? Vous n’y trouverez pas seulement des renseignements sur les journalistes, nous vous dirons ce qu’ils attendent de vous et quelles sont les stratégies dont vous pouvez user auprès d’eux pour obtenir des articles plus positifs et pour mieux gérer des situations potentiellement négatives». Le premier numéro de cette revue comporte une longue rubrique sur le service environnement de CNN, dont les biographies des principaux responsables. On y apprend, par exemple, que Peter Dykstra a travaillé pour Greenpeace pendant onze ans et qu’il est diplômé de la faculté de communications de l’université de Boston. Ce numéro inclut aussi une interview d’Emilia Askari, de Détroit Free Press. La biographie jointe nous apprend que cette dame préside l’Association des journalistes environnementaux, quelle « pratique un certain nombre d’activités de plein air et qu’elle enseigne la lecture à des adultes illettrés dans le cadre des Volontaires américains pour l’alphabétisation ». On trouve également, en fin d’article, le nom du responsable à contacter si vous n’êtes pas satisfait par ce qu’écrit Emilia Askari.
Certaines agences se spécialisent dans la recherche d’informations sur les journalistes qui abordent des sujets spécifiques. Rowan & Blewitt, société installée à Washington, s’est intéressée en détail à la production laitière, étudiant en particulier la couverture médiatique de l’utilisation de l’hormone de croissance recombinante bovine (rBGH) afin de « répondre aux questions : cette couverture était-elle hostile ? allait-elle dans le sens d’une opposition à la rBGH ? quelle importance les journalistes ont-ils accordée au problème de l’hormone de croissance bovine par rapport à la place consacrée au régulateur de croissance Alar ? aux ondes atmosphériques ? aux fuites de pétrole en Alaska ? » Cette enquête s’accompagnait de tableaux et des graphiques très détaillés signalant pratiquement tous les articles portant sur le sujet dans un laps de temps donné . Une autre société de surveillance des médias, Carma International, a également travaillé sur les articles traitant de l’hormone de croissance bovine et proposé un classement des journalistes en fonction de leur prise de position pour ou contre la rBGH .
Le numéro de février 1995 d’Environment Writer fait le point sur une autre initiative des agences de lobbying : une enquête de laboratoire au cours de laquelle douze journalistes ont servi de cobayes rémunérés pour orienter la stratégie d’une agence-conseil en faveur des pesticides DuPont. Les attachés de presse de DuPont ont d’abord sélectionné leurs « victimes » en envoyant à « quelques journalistes triés sur le volet » des invitations : « Cette enquête permettra à la société DuPont d’établir de nouvelles stratégies concernant les pesticides : leur utilisation, mais aussi la diffusion d’informations très importantes pour les consommateurs, le gouvernement, les exploitants agricoles et la presse. Votre déontologie en tant que journaliste et celle de votre journal ne seront soumises à aucune pression ou atteinte d’aucune sorte. Notre seul objectif est d’établir de meilleures politiques en madère de pesticides. »
L’un des participants à cette expérience, qui préfère garder l’anonymat, raconte : « Ils nous ont distribué des petits morceaux de papier sur lesquels on pouvait lire une phrase du genre : “DuPont fabrique des produits chimiques extraordinaires, et personne n’a de souci à se faire.” » Les journalistes ont ensuite été invités à écrire un court article à partir de ce slogan, tandis que les chercheurs les observaient à travers une glace sans tain. Une fois leur travail fini, les journalistes se sont vu remettre une enveloppe contenant 250 dollars en liquide. « Je suis sorti de là et je me suis senti écœuré d’avoir gagné de l’argent de cette façon », raconte l’un des journalistes piégés .
Il arrive aussi que les agences de lobbying louent les services de vrais journalistes pour organiser des séances de travail afin que leurs attachés de presse comprennent par l’exemple de quelle façon on peut réagir à l’information. Dans Sierra Magazine, Dashka Slater raconte sa propre expérience. Elle a accepté de travailler pour Robert Meyer & Associates, une agence-conseil installée à Houston (Texas) qui l’avait recrutée en même temps que deux confrères pour aider ARCO Petroleum à tester une opération offensive de lobbying après un désastre écologique. Le scénario proposé était celui d’une catastrophe pétrolière.
Dashka et ses collègues devaient jouer le rôle des « reporters charognards ». Des acteurs professionnels tenaient le rôle des écolos de service. Les employés d’ARCO et les représentants du gouvernement jouaient leur propre rôle. « L’exercice avait pour but d’apprendre aux attachés de presse à farder la vérité au cas où le colmatage ne donnerait pas les résultats escomptés, écrit Dashka Slater. En gros, les porte-parole de l’entreprise et du gouvernement ont fait ce qu’on leur a appris à faire : donner aussi peu d’informations que possible en parlant le plus possible. ». Entre 1988 et 1994, Meyer & Associates a organisé plus de 400 séances d’entraînement de ce genre .
Plusieurs sociétés proposent des bases de données et des recueils de coupures de presse pour aider leurs clients à surveiller les médias. Pour 1000 dollars par mois, par exemple, les entreprises peuvent s’abonner à NEXIS/LEXIS, qui contient le texte intégral des articles et reportages parus dans un certain nombre de journaux, magazines et bulletins d’information ou diffusés par la radio et la télévision. Un chercheur avisé peut, à partir d’un simple mot-clé, obtenir des articles extraits de centaines de publications. Pour suivre la couverture télévisée, par exemple, Video Monitoring Services (VMS) prétend avoir enregistré « tous les bulletins d’information et reportages politiques des chaînes de télévision locales sur plus de 130 marchés, des stations de radio locales sur 14 marchés, et tous les réseaux nationaux de la télévision, du câble et de la radio ». VMS sévit aussi dans plus de 20 pays étrangers, dont l’Australie, le Canada, l’Allemagne, Israël et le Japon. La société avise immédiatement son client si elle repère sur les ondes une diffusion qui correspond à la liste de mots-clés qu’il a fournie. Ces mots- clés peuvent être « des noms de personnes, des sociétés, des marques, des événements, des sujets d’intérêt général ou des domaines spécifiques ». Ce type d’espionnage aide notamment les lobbyistes à identifier les journalistes sympathisants ou coopératifs, à soumettre les plus rétifs à des pressions ou à les sanctionner pour des articles contraires à leurs intérêts, et à mesurer l’influence de la couverture médiatique sur l’opinion publique.
Des sondages téléphoniques rapides et convenablement ciblés permettent également aux entreprises de décider en une nuit si – et comment – elles doivent réagir à une provocation médiatique, diffusée par exemple pendant une émission d’information comme « Sixty Minutes ». Avant que ces sondages minute ne soient entrés dans les mœurs, une entreprise accusée de délit ou de corruption sur une chaîne nationale se voyait contrainte d’organiser immédiatement une conférence de presse. Aujourd’hui, si les sondages démontrent que la « révélation » exploitée sur le plateau de « Sixty Minutes » n’a eu que très peu d’impact sur les téléspectateurs, les consultants recommandent à leurs clients de traiter ces accusations par le mépris.
Vidéo : Comment les consultants rédigent l’information : Sous haute surveillance
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