Diviser pur conquerir : La part du gâteau
Instrumentaliser un leader du monde associatif comme caution, par exemple d’un projet immobilier ou industriel ayant des effets indésirables sur l’environnement, est devenu en France comme en Europe une stratégie courante. Une « expertise environnementale » favorable au projet sera toujours plus crédible aux yeux du public et des militants si elle signée par un leader ou un ex-leader écologiste ayant conservé quelque auréole de pureté. De même, confier l’étude aux cabinets que dirigent ces leaders (beaucoup se sont fait une place sur ce marché) permet aux grands pollueurs d’adoucir leurs relations avec leurs opposants traditionnels.
Les divisions du mouvement écologiste français ne relèvent pas toutes, loin s’en faut, du travail de sape des lobbyistes – guerres de clans, course au pouvoir et désaccords idéologiques internes suffisent, comme dans n’importe quel parti politique. Mais on peut compter sur leurs ennemis pour provoquer tensions et scissions en sollicitant les grands militants. Comme chacun, les responsables du mouvement écologiste qui ne reçoivent pas un salaire d’élu doivent gagner leur vie. Quoi de plus naturel que de se lancer dans l’expertise et le conseil environnemental ? Ainsi de nombreux cadres du mouvement écologistes travaillent-ils comme consultants auprès des collectivités et… des industriels.
Parmi les plus importants de ces innombrables clients industriels, on trouve les seigneurs du nucléaire, les rois du béton, les barons du déchet et les marquis de la chimie. Mais on compte aussi, parmi les contractants habituels, toutes les collectivités territoriales, pas forcément plus soucieuses de préserver la nature, et même des ministères, dont ceux de l’industrie et de l’Environnement…
Parmi les leaders écologistes déchus et autres recalés du suffrage universel, les Verts citent volontiers les noms d’illustres figures, dont Brice Lalonde et Antoine Waechter. Mais ce dernier n’a pas oublié que, « au début des années 1990, la moitié du bureau national des Verts était impliqué dans des bureaux d’étude »…
Il s’agit en principe de donner un avis (éclairé) sur un projet de décharge, d’élevage, d’unité de production électrique – barrage, éoliennes, centrale, etc. Rien de plus normal qu’être rémunéré puisque l’étude et la rédaction d’un rapport d’expertise nécessitent des heures de travail. Là où le bât blesse, c’est que l’exercice peut vite être lucratif et que les conflits d’intérêts naissent quand on doit conserver son portefeuille de clients pour faire tourner son cabinet d’étude. Car une entreprise qui veut ouvrir une décharge, construire un barrage ou une usine n’apprécie pas que le cabinet auquel il confie l’étude d’impact environnemental rende un avis défavorable ou trop contraignant. « On ne peut pas se permettre de perdre les clients… Pour être francs, nous leur courons tous après ! Cette profession est faite de coups tordus. Vivre d’expertise environnementale, c’est avoir une vie de contorsionniste », me confie un ex-leader écologiste qui, depuis quelques années, fréquente moins les médias que les repas d’affaires. « En fait, cette activité est notre continent noir… Oui, il y a des compromis, oui, il y a des personnes influentes qui pactisent avec les pollueurs. Si je reste persuadé que l’on peut mener de front le combat écologiste et cette profession, je sais aussi qu’il est difficile de résister à certaines sollicitations. Certaines missions permettent d’engranger 50000 euros par mois, voire beaucoup plus… Il est clair qu’on n’a pas envie que nos clients partent chez les concurrents. Et ils le savent trop bien. Résultat, ils nous achètent : dans de nombreux cas, ce sont les industriels eux-mêmes qui rédigent le rapport d’expertise, le cabinet ne fait que le signer. Ça ne veut pas dire que le mouvement écologiste n’avance pas, mais ça signifie que le lobbying des industriels fait de nous leurs lobbyistes sur un certain nombre de dossiers. »
Est-il besoin de préciser que la confidence est rare ? Les écologistes n’aiment pas aborder le sujet et il faut coincer les dirigeants en tête à tête pour obtenir des informations. Mais quelques-uns ont le courage de parler. Comme s’ils cherchaient à briser le cercle vicieux. « Il y a une dizaine d’années, au cours d’un débat interne à la tête des Verts sur ce problème, nous avions conclu qu’il valait mieux que les électeurs ignorent ce business… », rappelle un ex-Vert, autrefois très influent et aujourd’hui passé au Mouvement écologiste indépendant. Il confirme à sa manière le remarquable témoignage que m’apportait en 1998 un député vert européen, Gérard Onesta : « Oui, les offres douteuses existent et prennent des formes variées. Par exemple, on vient nous proposer de participer à des projets contestables, de réaliser des plaquettes publicitaires. Il faut bien comprendre qu’on devient une cible d’influence dès qu’on a de l’influence. Ainsi, quand nous avons été élus au Parlement européen en tant que Verts, les lobbyistes nous ont immédiatement contactés, en particuliers ceux du bâtiment et des travaux publics. Ce sont, pour ainsi dire, les premières rencontres que nous avons faites. Ils nous ont payé une bonne bouffe et nous ont interrogés sur notre manière de fonctionner, nos « conditions » pour participer à leurs opérations. Tout ça très habilement, de façon bien enrobée. Ils nous ont fait comprendre qu’ils s’entendaient avec tout le monde et qu’il n’y avait pas de raison pour qu’on ne s’entende pas également. Nous leur avons expliqué qu’on ne mangeait pas de ce pain là. Ils ont alors rigolé. « Vous y viendrez comme tout le monde ! » Et Ils nous ont expliqué que nous avions intérêt à marcher avec eux pour avoir notre part de gâteau car, de toute façon, nous ne parviendrions pas à stopper leurs opérations. Ils ne savaient pas encore qu’un député vert aiderait à faire sortir l’affaire Urba… Mais il faut reconnaître que les pressions sont multiples, en particulier au plus haut niveau du parti. Jusqu’à présent, nous avons su résister. Mais il est vrai qu’il faut poser le problème de la façon la plus franche et la plus claire possible.»
Autrement dit, la corruption menace et il est difficile de faire confiance à la seule conviction des militants pour lui résister… Il faudra bien que le mouvement écologiste, toutes tendances confondues, mettent les choses à plat. Hélas, même les élus verts convaincus qu’il fallait crever l’abcès ne semblent toujours pas prêts à déposer sur le bureau du Parlement européen une proposition de loi imposant la transparence du lobbying – ce que les autres partis n’envisagent même pas… Il est donc douloureusement ironique de constater que nos élus les plus progressistes, écologistes compris, sont loin de rivaliser même avec les libéraux américains dans ce domaine… Car, tandis qu’en France comme en Europe, les cabinet de lobbying jouissent toujours à ce jour d’une absence totale de contrôle, les États-Unis se sont dotés d’une législation les obligeant à se faire identifier, à déclarer deux fois l’an tous leurs clients, les textes de loi sur lesquels ils se mobilisent et les sommes d’argent qu’ils y consacrent ; le Congrès a par ailleurs interdit à ses membres d’accepter tout cadeau, de quelque nature que ce soit…
Vidéo : Diviser pur conquerir : La part du gâteau
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