Empoisonner les petites gens
Seul le peuple a la compétence pour juger de son propre bien-être.
JosiAH QuiNCY, révolutionnaire américain, 1774
Pour la révolution amîricaine, le peuple incarnait l’unique source légitime de tout pouvoir étatique. L’émancipation et l’autonomie des petites gens étaient à la fois le moyen et l’objectif de la victorieuse rébellion de la nation contre l’empire colonial du roi George. Elle reflétait un tournant radical dans la pensée. Au lieu de soumettre les sujets à 1’« autorité divine » de la monarchie britannique, la Déclaration d’indépendance annonçait l’apparition d’une nouvelle doctrine visionnaire, proclamant haut et clair que le peuple avait le droit de « modifier ou d’abolir » tout gouvernement n’obéissant pas à ses souhaits.
À l’époque de la révolution américaine, fermiers et citadins voisins participaient directement aux décisions communes, et ils échangeaient leurs opinions sans intermédiaires à travers un riche éventail de moyens de communication : réunions publiques, débats politiques, affiches et journaux ou encore brochures — comme celle de Thomas Paine sur Le Sens commun. Un autre facteur renforçait alors également la démocratie : le fossé entre riches et pauvres y était moins important qu’en Europe. « Aux Etats-Unis, écrivait Benjamin Franklin, très peu de pauvres sont plus démunis qu’en Europe, mais là-bas seule une minorité de nos riches seraient considérés comme tels : dans notre pays, une médiocrité joyeuse prévaut. »
L’Amérique a malheureusement beaucoup changé depuis… En avril 1995, le New York Times soulignait que « les États-Unis sont devenus la nation industrielle la plus stratifiée sur le plan économique. Ceux qui constituent les 1 % les plus riches des foyers américains – qui gagnent 2,3 millions de dollars par an – possèdent près de 40 % des richesses du pays ; les 20 % les plus fortunés possèdent 80 % des richesses nationales ; chiffres plus élevés que dans les autres pays industriels ».
Une vieille plaisanterie court sur la « règle d’or » : « Qui possède l’or édicté la règle. » Alors qu’aux États-Unis, en ce début de xxie siècle, les chefs d’entreprises exercent plus d’influence qu’au sein de toute autre nation, il est de plus en plus clair que les inégalités sociales approfondissent le fossé entre le peuple et son gouvernement. La démocratie qui inspirait nos ancêtres révolutionnaires a laissé place à l’élitisme politique, à la corruption et au trafic d’influence.
En 1995, dans son discours sur l’état de l’Union, Clinton évoqua la totale séparation qui règne désormais entre les citoyens américains et leur gouvernement : « Il existe aujourd’hui trois fois plus de lobbyistes dans les rues et les couloirs de Washington que vingt ans auparavant. Lorsque le peuple américain pense à sa capitale, il visualise une ville où ceux qui ont des relations et sont bien protégés par leurs privilèges peuvent faire fonctionner le système, mais où les intérêts des citoyens ordinaires sont souvent négligés. 3 » Même les plus bruyants avocats du grand patronat, tels que Ray Hoewing, du Conseil des affaires publiques du Président, admettent l’évidence : « On se rend de plus en plus compte que le système favorise les individus riches, célèbres et solidement implantés. Vingt-sept sénateurs américains sont millionnaires : un seul de nos concitoyens croit-il encore qu’il s’agit d’une coïncidence ? »
Les chefs d’entreprises dominent l’État car ils ont les moyens de financer les campagnes électorales, d’acheter les services de lobbyistes très onéreux et d’offrir des emplois lucratifs à d’ex-hauts fonctionnaires. Pendant ce temps, la majorité des travailleurs américains ont l’impression que leur pouvoir économique et politique diminue, voire disparaît. On doit désormais travailler davantage et dans des conditions plus difficiles pour payer ses factures et gagner sa vie. Les hommes et les femmes disposent de moins de temps libre pour s’impliquer dans la vie de leur quartier ou s’engager dans des activités militantes. De nombreuses institutions sociales qui ont nourri et fortifié la démocratie – quartiers stables, syndicats vivants, petites exploitations et petits commerces indépendants — disparaissent rapidement. Moins de la moitié des Américains ayant l’âge de voter se préoccupent de se rendre aux urnes et ceux qui le font n’y croient plus : ils confient aux insdtuts de sondage ne voter souvent que pour « le moindre mal ». Les deux grands partis, démocrate et républicain, dépendent de l’argent des grandes entreprises pour entretenir une nouvelle classe de consultants, de professionnels du marketing et de spécialistes des sciences humaines, une élite qui gère et promeut les programmes et les candidats à peu près comme les agences de publicité vendent des voitures et des pilules pour la toux.
Le rôle prépondérant du lobbying dans le processus politique a paradoxalement créé un énorme problème d’image pour les politiciens qui font confiance aux agences-conseil et à leurs analyses. En fait, la population estime désormais si peu les hommes politiques que ceux-ci construisent souvent leurs campagnes électorales autour du fait qu’ils ne seraient absolument pas des « professionnels de la politique ». Les consultants expliquent à leurs candidats que la meilleure façon d’intégrer désormais l’élite de Washington est de convaincre leurs électeurs qu’ils détestent… Washington. Mais cette tactique, provisoirement efficace pour gagner telle ou telle élection, ne fait que renforcer le mépris des citoyens envers la démocratie représentative. Le cynisme, la déception et le fossé vis-à-vis du gouvernement s’accroissent, phénomènes qui renforcent les membres de la classe politique dans l’hypocrisie et la négation du pouvoir… pour mieux le conserver.
Cette dégradation a ouvert un vaste éventail d’opportunités pour l’industrie du lobbying. Au fur et à mesure que les citoyens s’éloignent avec dégoût de la vie politique, les agences-conseil prennent leur place et inversent le sens de la « politique citoyenne » : données sophistiquées en évolution constante et systèmes de communications de plus en plus rapides sont utilisés pour créer ex nihilo, en fonction des besoins de leurs clients, des « associations de base » à leur service. Lloyd Bentsen, qui a longtemps travaillé à Washington et à la Bourse de Wall Street, a inventé le terme de « lobbying synthétique » pour désigner les associations-écran qui peuvent désormais être conçues sur mesure par des agences comme Hill & Knowlton, Direct Impact, Optima Direct, National Grassroots & Communications, Beckel Gowan, Burson-Marsteller, Davies Communications ou Bonner & Associates.
Le magazine Campaigns & Elections définit « la démocrade synthétique » comme un « système où l’on invente un courant d’opinion favorable à un point de vue donné : il s’agit soit d’imposer ce point de vue à des militants non informés, soit de diffuser des techniques de manipulation servant à les recruter » – ce que le journaliste William Greider appelle la « démocratie en location».
La « démocratie synthétique » constitue une des tentatives les plus pernicieuses engagées par les grandes entreprises pour instrumentaliser les mouvements de base. La seule chose qui compte à leurs yeux est que les associations sur lesquelles reposent leur campagne paraissent authentiques…
Vidéo : Empoisonner les petites gens
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