L’industrie du mensonge : Trop de démocratie ?
Forgé par des lobbyistes pour s’en moquer, le sigle « Nimby » a depuis gagné ses lettres de noblesse. Mark Dowie l’explique en ces termes : « L’idée était de discréditer la motivation de ces militants-là, de laisser entendre que combattre pour sa santé, pour sa famille ou pour ses voisins constituait une forme de faiblesse morale ou, pire encore, une tare sociale. » H. Lazier Hickman, vice-président de l’Association gouvernementale pour la collecte et l’enlèvement des déchets et défenseur enthousiaste de l’incinération des déchets, estime que le syndrome Nimby est un « problème de santé publique de première grandeur, une maladie mentale récurrente qui ne cesse de se répandre », et il propose de lancer une « campagne d’éradication de cette maladie ». D’autres identifient le « nimbyisme » à l’anarchie. « Il y a plus d’un siècle, Charles Alexis de Tocqueville faisait femarquer que l’Amérique souffrait peut-être d’un excès de démocratie, rappelle Calvin Brunner, lobbyiste travaillant pour l’industrie des déchets. Dans la mesure où chacun se sentait l’égal de l’autre, le risque était grand, selon lui, de tomber dans l’anarchie. Il est à craindre que les “nimbyistes” ne donnent raison à Tocqueville lorsqu’il affirme que la démocratie n’est pas un mode de gouvernement viable.»
Cette attitude méprisante à l’égard de la démocratie rappelle les propos d’Edward Bernays. Pour le père fondateur du lobbying, la « fabrication du consensus » par les entreprises constituait un moyen d’éliminer le « chaos » au sein d’une société démocratique. La démocratie est effectivement un système chaotique, désordonné et imprévisible. De surcroît, ce qui ne manque pas de contrarier énormément les lobbyistes, elle conduit le plus souvent à des décisions que leurs clients sont incapables d’anticiper ou de contrôler. La différence entre « consensus fabriqué » et démocratie fait penser à la distinction qu’établit le sociologue australien Alex Carey entre propagande et éducation. Selon lui, la propagande représente un « message dont le fond et la forme sont établis dans la seule intention de convaincre un public-cible d’adopter des comportements et des convictions choisis à l’avance par ceux qui diffusent ce message ». L’éducation, au contraire, vise à « stimuler le jugement critique et ouvrir les esprits de façon à les encourager à étudier le pour et le contre, plutôt que d’imposer une seule et unique possibilité » .
Les lobbyistes qui cherchent à contrôler nos opinions et nos émotions agissent essentiellement ainsi parce que leur activité professionnelle est financièrement très rentable. De leur point de vue, ils ne font que vendre leurs services à leurs clients. Si le lobbying, en dernière analyse, constitue une menace pour la démocratie, ce fait dévoile une contradiction majeure : le fossé qui se creuse chaque jour un peu plus entre notre rêve de gouvernement « par le peuple et pour le peuple » et la réalité d’une société caractérisée par l’inégalité des chances en matière de richesse ou de pouvoir. Comme le remarque Jerry Mander, même les cadres les plus éclairés sont impuissants face aux responsabilités sociales de l’entreprise. « Il ne peut être question, pour un PDG, de faire passer le bien-être d’une communauté avant les intérêts de son entreprise. La loi américaine impose aux sociétés par actions de défendre d’abord et avant tout les intérêts financiers de leurs actionnaires. Dans le cas contraire, la direction peut être poursuivie en justice, ce qui ne manquerait pas de déboucher sur une série de licenciements. Si bien que le directeur est légalement obligé de passer outre les préoccupations sociales et l’intérêt général lorsque cela interfère avec la rentabilité. »
Les valeurs qui dominent aujourd’hui nos vies ne sont pas démocratiques mais viennent du monde des entreprises. Notre système se définit d’abord et avant tout par les règles et les consignes que nous suivons en tant qu’employés, clients et consommateurs. Les agences-conseil sont elles- mêmes des firmes qui n’existent que pour assurer la propagande de leurs clients. Et comme le savent tous ceux qui travaillent dans une entreprise, la démocratie n’existe pas sur les lieux de travail, de même que la démocratie est absente de Washington et des instances des États locaux où les intérêts industriels privés décident des enveloppes qui amènent les candidats au pouvoir et les y maintiennent.
Le lobbying n’est là que pour fabriquer des illusions. À travers ces illusions, toutefois, le rêve demeure visible. Si leur travail ne se fondait que sur des mensonges, « rien que de fichus mensonges », la tromperie serait plus facile à débusquer. Mais voilà, ces adroites demi-vérités nous parlent et nous plaisent parce qu’elles viennent de nous, que nous sommes constamment sollicités par toutes sortes de consultations : enquêtes, sondages d’opinion, groupes témoins, etc. Ces demi-vérités proviennent également des informations que nous donnons chaque fois que nous sollicitons un prêt bancaire, achetons des produits avec notre carte de crédit, diffusons un avis de naissance par voie de presse, votons ou passons un coup de fil. Chaque jour, nous laissons derrière nous les équivalents électroniques de nos empreintes digitales ou de nos échantillons d’ADN, que les agences de marketing et de lobbying s’empressent de récupérer et de recycler afin de nous manipuler plus efficacement.
Nous ne prétendons pas détenir la solution miracle au problème que pose la toute-puissance des lobbyistes dans notre société. À vrai dire, si tel était le cas, cette solution imposée participerait à son tour du problème, car la démocratie provient d’une réflexion commune et se construit de manière collective. Nous ne proposons que des éléments de
solution, des réponses partielles : d’abord, apprendre à reconnaître l’influence du lobbying dans notre vie ; ensuite, rechercher d’autres sources d’information ; enfin, s’investir personnellement dans les initiatives échappant au pouvoir de contrôle des grands groupes industriels ou financiers, initiatives locales susceptibles d’aborder directement les questions qui concernent la communauté à laquelle nous appartenons.
Ces réponses, en bref, nous les trouverons dans des rapports plus étroits avec nos voisins et dans une meilleure connaissance de nous-mêmes. La démocratie, pour être véritable et durable, doit être vécue au quotidien, ses valeurs tissées dans la trame même de la société où nous vivons. Elle ne peut pas être « livrée à domicile » ou « parachutée » d’en haut. Au contraire de la restauration rapide, la démocratie ne peut être normalisée ni fabriquée en série… Bien sûr, cela ne mettra pas un terme à la propagande et à la manipulation de l’opinion publique. Les ambitions politiques et les intérêts personnels ne cesseront jamais de pousser les riches et les puissants à tenter d’influencer les esprits et les comportements de la population comme la politique de l’État. « Rester vigilant », telle doit être la devise de la démocratie et de ceux qui cherchent à la promouvoir et à la défendre.
À ceux qui utilisent les techniques de lobbying pour redresser les injustices sociales, protéger l’environnement, promouvoir les droits des minorités, défendre les travailleurs ou œuvrer pour le bonheur de leur communauté, nous avons voulu montrer que c’est une illusion de croire que ces techniques sont « neutres » et qu’il faudrait les accepter sans se poser de questions pour réaliser des objectifs socialement responsables. Une telle conception présente un danger évident. Même si toutes les organisations écologistes du monde mettaient leurs ressources en commun, elles ne disposeraient jamais d’un budget de relations publiques équivalent à celui d’un seul fabricant de pesticides décidé à défendre ses intérêts. En termes financiers, le pollueur aura toujours le dernier mot, parce qu’il peut s’offrir une propagande illimitée et des armées de lobbyistes.
Un tel mouvement démocratique verra-t-il le jour ? Avons- nous jamais été les témoins d’un tel sursaut ? L’existence même du lobbying prouve en tout cas que c’est possible : le fait que les entreprises industrielles et les gouvernements dépensent chaque année des milliards de dollars pour manipuler l’opinion illustre, de façon perverse mais flagrante, l’existence persistante – même souterraine – des valeurs morales et intellectuelles que nous sommes capables de défendre. Les lobbyistes nous ont volé nos rêves et nous les ont rendus sous forme d’illusions. Il est de notre devoir de rêver plus fort, et de faire tout ce qui est en notre pouvoir, chacun à notre niveau, pour transformer ces rêves en réalité.
Vidéo : L’industrie du mensonge : Trop de démocratie ?
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