La guerre des mots
Appeler les boues toxiques « biosolides » ou « nutrigalettes » prête à sourire et à ironiser. Néanmoins, ce genre d’intervention symbolique comporte des enjeux bien plus considérables qu’il n’y paraît à première vue. Notre rapport au langage nous porte à nommer spontanément de façon négative ce qui est nuisible ou dangereux – et à accompagner ces mots d’une grimace réflexe. Réaction de bonne logique pour s’y retrouver et commode pour communiquer – que l’on peut qualifier de pragmatique ou naturelle. Inversement, donner une dénomination insignifiante ou carrément appétissante à un objet ou une action qui représente un risque est une méthode efficace pour produire confusion et malentendus à long terme. C’est exactement ce à quoi s’emploient les lobbyistes qui travaillent à réhabiliter par un tour de passe-passe symbolique leurs clients à la réputation douteuse. En France aussi ces interventions linguistiques font désormais partie de l’arsenal ordinaire des stratégies mises en œuvre pour redorer le blason d’un produit, d’un secteur ou d’une entreprise dont la réputation est entachée d’une mauvaise image qu’il s’agit de faire oublier. Changer le nom d’une entreprise n’est pas une coquetterie sans conséquence mais une opération de « ravalement » coûteuse : changement d’enseignes sur tous les supports de communication internes et externes à l’entreprise, nouvelle identification sur le marché, réinvestissement publicitaire, etc. Après le scandale des déficits cachés de Vivendi et du parachute doré de Messier, qui ont récemment entraîné des actions en justice des petits porteurs, les grands secteurs de ce groupe, tel Vivendi environnement (eau, déchets, transports, énergie), se sont ainsi rangés sous un nom moins « sulfureux » : Veolia environnement. (Rappelons que cette multinationale a déjà subi une opération de lexicologie esthétique avec sa métamorphose de Générale des eaux en Vivendi…) L’ironie qui fait souvent écho à ces nouveaux noms renforce l’idée que le maquillage ne trompe personne. Mais ce .genre d’opération ne s’adresse pas seulement à la conscience immédiate : elle s’adresse à un ordre moral et affectif plus profond. En coupant les connotations négatives qui s’éveillaient désormais dans l’imaginaire collectif, le changement de nom accélère le processus d’oubli aussi bien dans l’esprit du public que parmi les salariés de l’entreprise touchée par l’opprobre en réduisant sa fréquence de réactualisation inconsciente : il s’agit moins en effet de convaincre de la réalité du changement en s’adressant à la raison que de soustraire à l’imaginaire l’objet du dégoût, de la crainte ou du ressentiment. Aujourd’hui, les lobbyistes n’hésitent plus à rebaptiser allègrement tout ce qu’ils veulent soustraire aux « associations irrépressibles » et à la « vindicte populaire » – puis, éventuellement, aux poursuites judiciaires. Le problème des sites pollués est particulièrement éloquent. Alors qu’il n’existe toujours pas en France de définition juridique d’un site pollué (ce qui ne facilite pas la tâche des éventuels plaignants voulant se retourner contre les coupables…), les experts travaillant pour les grands pollueurs et ceux qui craignent un impact de cette notion sur la valeur foncière de certaines régions (notaires, agences immobilières, grands propriétaires privés, collectivités territoriales. État, etc.) œuvrent activement en faveur de dénominations officielles qui ne renvoient plus à l’idée de pollution : au sein des commissions influentes et auprès des ministères, ces lobbies tentent d’imposer euphémismes et expressions filandreuses. Ainsi les sols douteux ayant abrité des industries polluantes, déjà étiquetés sous l’appellation bureaucratique de « sites potentiellement pollués », sont en passe d’être désignés par des expressions plus rassurantes encore telles que « sites historiquement industrialisés ».
Dans toute langue de bois, les circonlocutions ont pour fonction de freiner la prise de conscience des enjeux par l’adoucissement des images, outre qu’elles réduisent la compréhension et minimisent les dangers. Dans ces jeux de mots naissent ou s’éteignent les idées et disparaît le sens critique. (C’est sans doute George Orwell, avec son roman 7 984, qui a produit l’analyse la plus connue de la manière dont le contrôle de la pensée commence par celui de la langue.)
Les hauts fonctionnaires entraînés à cette duplicité verbale – « à la langue fourchue », disait-on en d’autres temps et sous d’autres latitudes – apportent généreusement leur concours à ce « lobbying langagier », notamment sur les questions liées à l’environnement et à la santé. Là encore, cette communication lénifiante n’est pas seulement destinée au public mais aussi aux politiques qu’il faut rassurer. En 1998, André Aschieri, auteur d’un rapport auprès du Premier ministre sur « Les risques sanitaires liés à l’environnement », a gardé un souvenir vif des contorsions discursives des experts qu’il a interrogés au cours de son enquête : « Le procès-verbal d’une partie des auditions m’apparaît comme un excellent échantillonnage pour une thèse de sociologie sur la langue de bois. On pourrait classer les stratégies rhétoriques des grands commis de l’État en fonction de leurs responsabilités administratives et de leur corps d’origine… Il y a les « grands fidèles », qui ont des choses à dire mais ne les disent pas pour couvrir leurs anciens ministres et qui ne critiquent jamais les services dirigés par des hauts fonctionnaires issus du même corps d’origine. Il y a les « seigneurs » qui, sans oser accuser la démocratie de tous les maux, laissent entendre, à grand renfort de métaphores et de soupirs condescendants, que tous les problèmes viennent de la presse et des élus qui veulent jouer au capitaine sans connaître la navigation. Il y a les « innocents » qui n’ont rien à dire et ne cherchent pas à faire durer le plaisir ; les « édifiants » qui me prennent franchement pour un imbécile en tentant de faire passer leur profession de foi pour de l’analyse et me persuader que tout marche très bien, les structures et les hommes étant bien meilleurs qu’on ne le dit, etc. Il y a enfin les « pédagogues », dont les explications rendent tout filandreux et réduisent les problèmes à un filet de considérations purement techniques démontrant qu’on ne peut toucher à rien sans faire pire, annulant toute possibilité de décision politique. »
Vidéo : La guerre des mots
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