La recherche publique au risque de la privatisation
Comment brûler un livre, en France, avant même qu’il ne soit publié ? Un journaliste qui veut se faire une idée objective, par exemple de l’impact sanitaire d’un produit de consommation courante, se heurte au secret avant même que son livre ne soit écrit. Les informations que lui livrent les autorités et les industriels concernés sont délivrées au compte-goutte et savamment orientées, pour ne pas dire franchement biaisées et neutralisées. Redoutant les scandales sanitaires, responsables politiques et financiers, avec l’aide de lobbyistes spécialisés, ont mis au point depuis longtemps des stratégies qu’ils appliquent dès qu’un enquêteur vient les interroger.
Ainsi existe-t-il toute une population de plumes expertes dans l’art de présenter les problèmes les plus alarmants de façon rassurante et suffisamment euphémisme pour détourner les curieux. Ces professionnels de la langue de bois et du désamorçage des dossiers explosifs sont souvent habilement placés au cœur même des entreprises et des institutions les plus sensibles pour assurer une fonction de veille. Censés prévenir les directions ou les présidences, ces producteurs de rapports au kilomètre entretiennent plutôt le sommeil ambiant, parfois au nez et à la barbe des dirigeants eux-mêmes quand il s’agit d’institutions qui pourraient remplir une fonction d’alerte.
Du côté de la recherche, les choses ne vont pas vraiment mieux. Jusqu’au milieu des années 1990, les milieux scientifiques offraient une source d’information directe, incontournable pour tout investigateur sérieux. De nombreux chercheurs en santé publique – toxicologues, épidémiolo- gistes, médecins, etc. – étaient naturellement disposés à répondre aux questions des journalistes qui témoignaient d’un intérêt pour leur recherche. Cette époque a pris fin avec les grands scandales sanitaires qui ont ébranlé le monde feutré des hauts fonctionnaires et mis sur la sellette décideurs politiques et médecins – l’amiante, plus encore que le sang contaminé, Tchernobyl, etc. Car il s’agit surtout aujourd’hui d’empêcher l’amorçage des bombes à retardement sur lesquels tous sont tranquillement assis. Désormais les chercheurs contribuent également à la rétention de l’information et, ce faisant, désespèrent tous ceux qui se lancent dans des
enquêtes. Ce milieu ouaté qui détient les informations sensibles est devenu frileux.
Il y a bien sûr toujours eu, dans le monde de la recherche, médicale notamment, des pressions sur certaines équipes de chercheurs pour que les langues se tiennent – sans oublier les lâchetés engendrées par le carriérisme, à l’origine d’une autocensure flagrante. Pour illustrer cette situation, citons la cécité proverbiale des médecins du travail devant certains produits toxiques et la discrétion traditionnelle des toxicologues de l’institut national de recherche et de sécurité (INRS). Certes, cette tradition fut rompue par le chercheur André Cicolella à propos des éthers de glycol *… jusqu’à son licenciement. Mais, dans l’autre sens, certains chercheurs de l’INRS ont été jusqu’à garder le silence lorsque la direction réécrivait leur étude pour faire disparaître des résultats qui risquaient de déplaire aux industriels.
En 1998, Albert Drandov et moi-même avons pu reconstituer une affaire concernant une étude épidémiologique qui révélait des morts et des malades en surnombre parmi d’anciens salariés de Péchiney travaillant à la production d’aluminium 24. Au prix d’une énergie considérable et d’une stratégie que je ne me risquerai pas à révéler car elle pourrait inspirer des idées aux lobbyistes, il nous a été possible de rompre le silence régnant dans la presse. De nombreux confrères ont finalement repris l’information, poussant Martine Aubry, alors ministre des Affaires sociales, à ordonner une enquête de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) sur le fonctionnement de l’INRS. Le rapport des enquêteurs confirmera en 1999 la « réécriture », par la direction de l’INRS, des résultats embarrassants afin de faire dispaître morts et malades. La ministre, qui s’étonnera au passage de découvrir que l’INRS avait été créé par les industriels et restait financé par les entreprises, envisagera un temps de réformer le secteur mais abandonnera finalement ce projet.
Au-delà de ces institutions connues pour leur trop grande discrétion et leur inertie, il est évident que la liberté d’expression des chercheurs, au sein même du CNRS et de l’INSERM, a considérablement régressé, il est désormais plus que difficile d’obtenir des confidences d’un chercheur sur des dossiers touchant à la santé publique quand ils concernent des produits commercialisés. Une raison de cette évolution est la privatisation de la recherche : il n’est pour ainsi dire plus possible de trouver une équipe qui travaille sur un problème sanitaire sans être financée par des industries. À la grande déception de nombreux observateurs de gauche, le ministre Claude Allègre a largement contribué à aggraver cette situation en réduisant les moyens de la recherche fondamentale et en contraignant les chercheurs à passer des contrats avec l’industrie, toujours soucieuse de débouchés économiques. En 2004, on peut le vérifier dans le cas d’études pourtant décisives pour protéger la population contre des produits toxiques. « Aujourd’hui, parler à la presse c’est menacer l’avenir de son labo, me confiait récemment une scientifique de l’INSERM. À la moindre indiscrétion, les industriels avec qui nous travaillons risquent de se tourner vers une autre équipe. En soutenant financièrement nos recherches, ils s’arrogent une propriété sur la diffusion des résultats. Ce qui est compréhensible en matière de brevet pour des inventions l’est beaucoup moins quand il s’agit de travaux montrant que des substances induisent mortalité ou morbidité… »
Faute de mieux, les journalistes se contentent souvent de reprendre les informations diffusées par les grandes entreprises et les autorités, via des chargés de communication de plus en plus démunis de données sérieuses et de plus en plus habiles à gagner du temps face aux questions gênantes.
Un symptôme remarquable de cette évolution est une proposition, à la fin des années 1990, du Haut comité de santé publique. Cet organisme chargé de présenter régulièrement des rapports sur la santé des Français et de formuler des propositions n’a rien trouvé de mieux, pour « améliorer la gestion des crises sanitaires », que de suggérer la création d’un pôle de spécialistes formés pour répondre aux questions des journalistes qui, en cas de crise, seraient automatiquement orientés vers eux, le tout assorti d’une puissante incitation des professionnels de santé à ne plus diffuser d’informations directement aux médias.
Vidéo : La recherche publique au risque de la privatisation
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