Les boues ne tuent pas
On retrouve d’ailleurs Kelly Sarber en première ligne dans plusieurs autres campagnes liées à l’épandage des boues de New York. Outre Enviro-Gro, elle a travaillé pour la Compagnie new-yorkaise des engrais organiques et Merco Joint Venture, qui se taillent les plus grosses parts de ce gâteau new-yorkais d’un milliard de dollars. À la suite des contrats signés avec la ville, pour un montant total de 634 millions de dollars, les deux entreprises sont chargées d’évacuer plus de mille tonnes de boues d’épuration par jour.
L’histoire des problèmes d’évacuadon des déchets new-yor- kais a connu plusieurs rebondissements. Outre son système d’égouts, la ville se débarrassait traditionnellement de ses ordures dans l’Océan. Elle s’est fait remarquer en 1987 par l’épisode de la « barge-poubelle », contrainte de parcourir près de 4800 kilomètres pour se débarrasser de sa cargaison. C’est en 1981 que l’Agence pour la protection de l’environnement a commencé à réprimander New York parce que la ville évacuait ses boues dans l’Océan. Le maire réagit en attaquant l’institution en justice, sous prétexte que se débarrasser de déchets dans l’Océan menaçait moins l’environnement que toute autre solution terrestre. En 1985, l’Agence pour la protection de l’environnement a rendu responsable la décharge maritime de New York, à une vingtaine de kilomètres au large des côtes, de dégradations graves, dont la contamination bactérienne de coquillages et l’accumulation dans les poissons de produits toxiques et de métaux dangereux. En 1987, une loi fédérale força New York à fermer ce site et à en utiliser un autre à 170 kilomètres environ des côtes. Peu après, des pêcheurs travaillant dans les environs commencèrent à se plaindre de prises moins abondantes et de la multiplication des poissons morts. En 1988, le Congrès vota une nouvelle loi sur les rejets en mer, qui mit un terme définitif à l’utilisation des océans pour éliminer les déchets à compter de juin 1991 – allant jusqu’à imposer à la ville de New York des amendes maximales de 500000 dollars par jour pour non-respect de la loi.
Tandis que la municipalité faisait tout son possible pour respecter la date limite, Merco et la Compagnie new- yorkaise des engrais organiques recoururent à des campagnes de lobbying à la fois « agressives » et « passives » pour persuader de petites villes d’autres États d’accepter leurs boues.
Leurs efforts eurent des résultats mitigés. Les résidents de l’Alabama et quatre villes de l’Oklahoma s’opposèrent catégoriquement à toute importation de boues new-yorkaises. Le choix, par exemple, de la ville de Thomas (1244 habitants) déclencha, dès qu’il fut connu, « une guerre civile » – selon l’expression du maire, Bill Haney. Durant les deux premières semaines qui suivirent l’annonce officielle du projet, les fonctionnaires d’État de l’Oklahoma reçurent plus de deux cents lettres d’habitants furieux de Thomas . Face au tollé public, le corps législatif de l’Oklahoma vota unanimement un moratoire, mué en loi par le gouverneur le 17 avril 1992, qui interdisait l’épandage de boues contenant des concentrations « sensiblement plus élevées » en métaux lourds que les boues produites dans l’État.
Kelly Sarber veut bien admettre que « la première réaction, c’est d’avoir peur d’importer les déchets de New York pour les répandre sur la terre qui vous nourrit. Il s’agit même, pour certains, de la chose la plus effrayante qu’ils puissent imaginer. Après un petit effort d’information, la plupart des gens finissent pourtant par changer d’avis ». En tant que « consultante médias en matière d’environnement », Kelly Sarber est toutefois confrontée à des questions qui dépassent les contenus en azote et les pH équilibrés. Par exemple, elle doit systématiquement nier les accusations selon lesquelles ses employeurs sont mouillés dans des atteintes à l’environnement, mêlés à des trafics d’influence ou liés au crime organisé. Ainsi, Merco fit l’objet de critiques sévères lorsqu’on découvrit que l’un de ses partenaires, Standard Marine Services, appartenait à l’empire du transport maritime de la famille Frank, qui réunit des entreprises épinglées par l’État de New York comme de gros pollueurs. La dette de Standard Marine (taxes impayées et condamnations par la justice) s’élevant à plus d’un million de dollars, la société a été obligée de quitter Merco après s’être montrée incapable de trouver des cautionnements financiers .
Selon Newsday, la surveillance du programme de boues de la ville de New York dépendait de l’adjoint au maire, Norman Steisel. Or ce monsieur était l’un des partenaires de l.i Compagnie new-yorkaise des engrais organiques. D’autre part, le frère du sénateur de New York, Alfonse D’Amato, «‘tait l’un des partenaires du cabinet juridique chargé de négocier le contrat de cette société avec la Ville. Au début de l’enquête visant à déterminer l’existence d’un éventuel trafic il’influences, la porte-parole de l’entreprise, Kelly Sarber, promit : « Nous coopérerons pleinement. » Quelques mois plus tard, Alphonse D’Arco, ancien parrain d’une famille de la mafia, les Luchese, déclara à la barre des témoins dans un procès pour meurtre que deux partenaires de Merco – les entreprises de construction John P. Picone et Peter Scalamandre & Sons – avaient versé 90 000 dollars par an de dessous-de-table à la famille Luchese . Dans un autre témoignage, séparé mais allant dans le même sens, D’Arco et le repenti Gambino Salvatore Gravano évoquèrent la participation de Picone à un marché truqué [sweetheart dea1 impliquant des manipulations d’enchères et des syndicats de travailleurs new-yorkais au profit des familles Gambino, Genovese, Luchese, Colombo et Bonanno . Picone et Scalamandre ne firent aucun commentaire, mais Kelly Sarber fut chargée de déclarer que ses employeurs « n’avaient eu aucune relation, ni professionnelle ni personnelle, avec aucune de ces personnes ».
En 1994, on pouvait lire dans Newsday que Merco utilisait les services de Cross Harbor Railroad pour transporter ses boues, alors même que Salvatore Franco, important investisseur de Cross Harbor, avait été exclu à vie de toute activité liée à l’industrie des déchets dans le New Jersey. En réponse à l’enquête du journaliste, la porte-parole Kelly Sarber déclara que Merco n’avait aucune idée des relations existant entre Franco et Cross Harbor…
Le 10 décembre 1991, Newsday annonça : « Dans sa guerre des boues, New York a adopté une nouvelle tactique, l’action en douce, en décidant de garder secret le lieu d’expédition des tonnes de bouillasse produites par ses égouts à partir du mois prochain. Elle espère obtenir l’autorisation de les évacuer dans certaines villes avant que les mouches du coche locales n’aient eu le loisir de se mobiliser sur ce
thème. Ainsi, les noms des villes pour lesquelles la Compagnie new-yorkaise des engrais organiques a demandé des permis demeurent top-secret. Seuls les responsables municipaux sont informés. »
En 1992, la petite ville de Bowie (400 habitants), dans l’Arizona, fut visée par une campagne de lobbying « passif » : l’État autorisa un habitant de la ville, Ronald Bryce, à répandre annuellement 38 000 tonnes de boues d’épuration sur ses champs de coton. La communauté découvrit par hasard le pot aux roses au cours de l’été 1993, peu avant la date prévue pour la première livraison. Bryce avait reçu les autorisations nécessaires sans audiences publiques et même sans annonce officielle. Keith Bagwell, journaliste de ïArizona Daily Star, demanda une explication à Melanie Barton, responsable des déchets solides pour le service qualité de l’environnement de l’Arizona : « Notre approbation s’appuie sur des directives qui ont valeur de réglementations sans avoir été discutées publiquement », déclara-t-elle – ajoutant que l’Arizona répandait des boues d’épuration sur ses cultures depuis au moins 1978. « Mais nous n’avons toujours pas de réglementation, précisa Melanie Barton, seulement des directives que nous ne sommes pas habilités à appliquer légalement. »
La révélation de ce projet d’épandage déclencha la fureur de la population locale. L’État s’empressa donc de programmer des rencontres publiques « d’information ». Mais les explications fournies ne sont pas parvenues à dissiper les craintes. « Qui sait ce qui se produira dans vingt ans ? Nous ne voulons pas d’un nouveau Love Canal », assura Rhonda Woodcox, vice-présidente de la Chambre de commerce de Bowie .
En poursuivant son enquête, Keith Bagwell découvrit que plus de 45000 tonnes de boues des égouts du comté de Pima (Arizona) avaient également été répandues, en 1983, sur des terres agricoles. Les réglementations de l’Agence pour la protection de l’environnement n’avaient spécifié de taux limites que pour un métal précis et un seul produit chimique, alors que, selon Donald Armstrong, responsable de l’épuration des eaux usées de Pima, les égouts du comté recevaient les déchets produits par quelque 1500 industries, dont une moitié environ utilisaient des substances chimiques toxiques. Dans les boues du comté de Pima, les résultats des tests décelèrent plus de 80 « agents polluants prioritaires », dont la dioxine, le phénol et le toluène, sans oublier de forts taux en cadmium, plomb et autres métaux lourds toxiques.
Or les boues de l’Arizona seraient relativement propres en comparaison de celles de New York… « Les boues de San Diego, Los Angeles ou New York doivent être examinées attentivement », affirma Ian Pepper, professeur des sciences du sol et de l’eau qui participe à l’étude du programme de réhabilitation des boues du comté de Pima. « Depuis des années, je suis plongé dans la réhabilitation des boues d’épuration dans l’agriculture, déclare Kirk Brown, professeur des sciences du sol à l’université A&M du Texas. Certes, on pourrait utiliser certaines boues pendant cinquante ans avant qu’elles ne provoquent des problèmes — mais pas celles de New York. » Ian Michaels, porte-parole du Service de protection de l’environnement de New York, a confirmé l’analyse de Kirk Brown. Selon lui, plus de 2 000 entreprises new-yorkaises échappent aux réglementations et se débarrassent de déchets industriels dans les égouts. D’après Michaels, la moitié des quatorze stations d’épuration de New York datent des années 1930 et seules onze d’entre elles répondent aux critères modernes d’épuration .
Malgré ces informations, Ronald Bryce entreprit de répandre, le 5 avril 1994, des milliers de tonnes de boues new- yorkaises sur ses terres de Bowie. Des habitants de la ville critiquèrent l’État pour avoir donné son autorisation avant de connaître les résultats des tests sur la livraison d’avril. Lorsque ceux-ci arrivèrent en juillet, on découvrit que le taux en hydrocarbures de pétrole était de 14 à 22 fois le niveau nécessitant, selon la réglementation de l’État, un nettoyage après des déversements accidentels d’essence ou de pétrole . On constata par ailleurs la présence de bactéries coliformes fécales à un taux 33 fois plus élevé que le seuil autorisé par la loi fédérale. « Ces taux correspondent à ceux qu’on s’attend à trouver avant le traitement des boues, déclara Laura Fondhal, ingénieur au bureau de San Francisco de l’Agence pour la protection de l’environnement. De telles matières ne devraient pas pouvoir être répandues sur les terres cultivées, mais enfouies, dans un site spécifique, ou bien passer par une station d’épuration. Ce sont des règles obligatoires. » Ronald Bryce fut pourtant autorisé à reprendre leur épandage sur ses terres en août 1994.
Vidéo : Les boues ne tuent pas
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