Les plumitifs du lobby du tabac : Tous les moyens sont bons
Malgré la mauvaise presse du tabagisme, les profits des fabricants de tabac n’ont pas cessé d’augmenter et l’industrie ouvre sans cesse de nouveaux marchés qui échappent à toute réglementation – en Asie, en Europe de l’Est et dans le tiers- monde . Même aux États-Unis, la plupart des tentatives d’édicter des règles ou des taxes au niveau fédéral, ou dans chaque État, ont été sabotées par une armée industrieuse de lobbyistes grassement payés.
L’industrie de la cigarette essaie de continuer à gagner du terrain par tous les moyens, notamment en créant des groupes à une échelle sans précédent. Le plus important est sans doute l’Alliance nationale des fumeurs [National Smokers Alliance, ou NSA], qui bénéficie notamment de beaucoup d’argent pour financer des associations « de base »… Cette campagne a été conçue par l’agence Burson- Marsteller grâce aux millions de dollars provenant de Philip Morris.
L’Alliance nationale des fumeurs dispose d’une vaste panoplie de moyens : pages de pub dans les journaux, télémarketing direct, sondages, numéros d’appel gratuits et lettres d’information qui recrutent des milliers de fumeurs chaque semaine. En 1995, la NSA prétendait regrouper trois millions de fumeurs. L’objectif de la campagne était de mobiliser une masse dévouée de militants choisis parmi des citoyens de base grâce aux conseils des agents de Philip Morris chez Burson-Marsteller : pour gagner politiquement, il faut « déployer les troupes », faire appel à des hommes et des femmes qui peuvent émotionnellement se battre en son nom et… protéger les profits de cette industrie.
En 1994, le journaliste Peter Stone écrivit dans le National Journal que la NSA « ressemble de plus en plus à une filiale
de Burson-Marsteller » ; la firme de lobbying « a utilisé son service de lobbying associatif (baptisé “équipe de communication socialement responsable”) pour commencer à accroître le nombre d’adhérents ». Vice-président de Burson-Marsteller, Thomas Humber est président et administrateur général de la NSA, et des cadres de Burson comme Kenneth Rietz et Pierre Salinger s’y activent ; tout comme Peter Kelly, démocrate influent qui travaille pour l’agence Black, Manafort, Stone & Kelly, société qui appartient à Burson-Marsteller 15.
Comment l’Alliance nationale des fumeurs recrute-t-elle des victimes du tabagisme pour les transformer en partisans du tabac ? En combinant des techniques sophistiquées de marketing direct et de vieilles méthodes de recrutement « sur le terrain », notamment le porte-à-porte, pour embrigader les gens dans leur quartier. Comme toute association efficace, la NSA édite un bulletin de liaison au ton populaire et véhément : The NSA Voice. Le numéro de juin 1994 relate comment ont été payés des centaines de jeunes militants pour recruter des membres dans des bars et des salles de bowling à travers le pays. Selon Eric Schippers, responsable de la campagne de recrutement, « durant les deux premiers mois de notre campagne, la section de Chicago a mis 180 recruteurs dans les rues et enregistré l’adhésion de plus de 40 000 membres ».
De nombreux adhérents de l’Alliance nationale des fumeurs ont d’abord été recrutés par des pages de pub dans les journaux exhortant les fumeurs à défendre leurs droits en contactant un numéro vert. Ceux qui appellent se voient offrir un abonnement gratuit de trois mois au bulletin de la NSA, un lot de dix cartes de membres que le nouveau prosélyte peut distribuer autour de lui, et un paquet d’autocollants à mettre dans les magasins et les restaurants : « Je suis un fumeur et j’ai dépensé … dollars dans votre établissement. » Les membres qui en recrutent dix autres, à raison de dix dollars la cotisation annuelle, gagnent un T-shirt à la gloire de la NSA Le partisan du tabac, s’il est convaincu et solidement informé, peut aussi appeler un numéro vert pour commander de nouvelles cartes d’adhésion et des autocollants, ou demander les noms des hauts foncdonnaires ou des hommes politiques sur lesquels les partisans de Marlboro doivent faire pression. Un récent mailing de l’Alliance nationale des fumeurs, envoyé à des centaines de milliers de fumeurs, les incite à écrire au Département de la sécurité et la santé au travail afin de combattre les nouveaux règlements qui « interdiraient de fumer sur les lieux de travail ».
Les lobbyistes de Burson-Marsteller ont même tenté de remettre en question le patriotisme des antifumeurs en invitant leurs adhérents à accuser ces derniers d’« anti- américanisme » : « Si les anti-américains veulent imposer la discrimination contre les fumeurs sur votre lieu de travail, n’hésitez pas à prendre la parole : “Vous devriez consulter les lois de notre État et vous enquérir de la façon dont elles protègent les droits individuels.” 16 »
Dans les années 1980, l’État de Californie a constitué le front principal des batailles contre le tabac ; l’industrie y a subi les revers les plus sévères. En 1988, les fabricants de cigarettes ont dépensé plus de 20 millions de dollars pour tenter, en vain, de contrecarrer une initiative décisive des antifumeurs. Depuis lors, les militants de la santé ont réussi à faire passer des centaines de décrets municipaux interdisant de fumer dans des lieux publics. La consommation de tabac a baissé de 27 % en Californie, pourcentage qui fait de cet État celui qui a obtenu le plus de succès contre les dommages mortels causés par le tabac 17.
Philip Morris a réagi en louant les services d’un cabinet de lobbying basé en Californie : le groupe Dolphin. Le PDG de cette société, Lee Stitzenberger, a demandé un demi-million de dollars à Philip Morris pour constituer un groupe au nom surprenant : l’Association californienne pour une réglementation anti-fumeurs. Sous cette appellation trompeuse, les membres de l’Alliance nationale des fumeurs ont rassemblé des signatures appelant à un référendum sur le vote intervenu en Californie en novembre 1994, que le groupe Dolphin a soutenu à coups d’affiches proclamant : « Oui à la proposition 188 — Oui à des restrictions sévères contre le tabagisme dans notre État — Faites le bon choix. 18 »
En réalité, la proposition 188 se résumait à un référendum en faveur du tabac, qui visait à remettre en cause les 270 ordonnances municipales antifumeurs prises dans différentes villes de Californie ainsi que la nouvelle loi interdisant de fumer sur les lieux de travail 19 ! Selon les groupes antifumeurs, de nombreuses personnes ont signé les pétitions en faveur du référendum, croyant soutenir une mesure destinée à protéger les non-fumeurs et les jeunes. Lorsque l’opinion apprit qui finançait l’Association californienne pour une réglementation anti-fumeurs, les électeurs s’opposèrent au référendum et celui-ci fut rejeté. « L’industrie du tabac a investi 25 millions de dollars pour duper les Californiens et les convaincre de voter pour la proposition 188. L’écran de fumée s’est maintenant dissipé et les électeurs se sont prononcés », expliqua la Fondation américaine contre le cancer20.
La campagne de lobbying de l’industrie du tabac ne vise pas à modifier radicalement la position de l’opinion, car cette bataille est déjà perdue : la moitié des fumeurs sont favorables à une réglementation gouvernementale plus stricte de leurs habitudes mortifères 21. Le but de l’industrie n’est pas de remporter une victoire en matière de lobbying mais d’éviter de perdre des batailles politiques et juridiques. Cette stratégie de survie a fort bien servi l’industrie de la cigarette pendant quarante ans. En mai 1994, au cours d’un séminaire de lobbying, Tom Lauria, principal lobbyiste de l’institut du tabac, a souligné que les ventes de ce poison continuent à augmenter dans le monde entier. Il a stigmatisé les critiques anti-tabac — nées selon lui de la « folie du politiquement correct » – et ridiculisé ceux qui prédisent sa disparition ; d’après lui, les médias ont préparé la notice nécrologique du tabagisme depuis des décennies. Le tabac lutte peut-être pour sa survie, mais Lauria a rappelé aux consultants présents à cette réunion que son industrie mène et gagne cette bataille depuis longtemps .
Près de 16000 consultants (dont Harold Burson et Lee Stitzenberger) appartiennent à la Société des relations publiques d’Amérique et prétendent se conformer à un code déontologique stipulant notamment que la vie professionnelle d’un membre de cette association « doit respecter l’intérêt général ».
Nous avons déjà évoqué la figure d’Edward Bernays, le concepteur de la parade des « torches de la liberté » qui rendit le fait de fumer socialement acceptable. Il déclara plus i.ird que, s’il avait connu le danger du tabac, il aurait refusé d’en faire la promotion. « Au départ, lorsqu’on a créé la pro- lession de lobbyiste, écrivit-il, on l’a conçue à l’image d’autres métiers : elle devait fonctionner comme un art appliqué à une science, ici à la science sociale ; l’intérêt géné- i .il et non le profit financier devait en constituer la motiva- lion fondamentale. Aujourd’hui, aucune agence-conseil digne de ce nom n’accepterait de prendre pour client l’industrie du tabac, puisque le rôle de la cigarette dans le cancer a été prouvé. »
Ces scrupules éthiques énoncés par Edward Bernays à la fin de sa vie ont fait de lui une voix minoritaire à l’intérieur île l’industrie des relations publiques. En 1994, un sondage informel concernant trente-huit agences de lobbying a montré que seules neuf d’entre elles refuseraient de représenter l’industrie du tabac .
Edward Bernays est mort en 1995. Durant les dernières .innées de sa vie, il a tenté sans succès de convaincre la Société des relations publiques d’Amérique de faire le ménage dans scs rangs : « Dans les conditions actuelles, une personne dépourvue d’éthique peut signer le code de l’association, en devenir membre, pratiquer de façon non éthique — sans être victime de la moindre sanction légale, remarqua Bernays. S’il était juriste ou médecin, un tel individu serait interdit d’exercer sa profession. Il n’existe aucun principe. Cette triste situa- 1 ion permet à n’importe qui, quelle que soit sa formation ou son éthique, de se présenter comme un professionnel des « relations publiques»
Vidéo : Les plumitifs du lobby du tabac : Tous les moyens sont bons
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