Les techniques de quadrillage de l'opinion
Toute campagne d’association sponsorisée commence par des sondages d’opinion. La technique des sondages a d’abord été développée dans les années 1930 pour des entreprises inquiètes des implications de la victoire écrasante de Franklin Roosevelt — celle-ci reflétait le désenchantement bien compréhensible du peuple américain vis-à-vis du capitalisme après la crise de 1929. À partir de 1937, la Psychological Corporation, société fondée par vingt des « principaux psychologues » américains, commença à interroger de façon systématique et continue la population à propos de questions politiquement importantes pour les chefs d’entreprise. On utilisa d’abord les sondages pour mesurer le pouls de « l’opinion en général », mais un affinement progressif permit de cerner les attitudes et les pensées de secteurs de plus en plus précis de la population.
Dans les années 1950, les chefs d’entreprises adaptèrent la « théorie des jeux » importée de l’univers militaire, qui utilise l’informatique pour mettre au point des simulations complexes, intégrant des facteurs comme la densité de la population, les conditions géographiques et le déploiement des troupes pour créer une projection détaillée des issues probables d’une campagne militaire. À partir de tels modèles, les entreprises furent capables d’entrer leurs propres variables (facteurs démographiques, conditions économiques, résultats d’élections, etc.) pour créer les scénarios de campagnes de marketing .
Alors que les sondages d’opinion fournissaient une carte chaque fois plus détaillée de la psyché collective, les banques de données informatiques se perfectionnaient jusqu’à pouvoir reconstituer des préférences individuelles. La publicité qui arrive dans telle ou telle boîte à lettres relève du « marketing direct », par lequel les entreprises ajustent leur discours aux clients ciblés — ceux dont le profil permet de penser qu’ils sont les plus susceptibles de réagir positivement au produit proposé. Des listings classent les personnes selon divers critères : appartenance à une organisation (politique, religieuse, syndicale, etc.) ; revenus ; changement d’adresse récent ; abonnements souscrits ; hobbies ; attitudes face à la criminalité ; origines ethniques ; habitudes de consommation ; religion ; etc. En croisant les données, les entreprises montent des listes hybrides : celle des mâles américains blancs célibataires qui votent démocrate, possèdent une arme et ont récemment déménagé, ou celle des féministes mariées et abonnées à la National Review, etc. En combinant ces renseignements avec les cartes psychographiques fournies par les sondages d’opinion, les grandes entreprises tracent ainsi des portraits remarquablement détaillés de la plupart d’entre nous, se livrant à des pronostics minutieusement calculés sur notre attitude par rapport au contrôle sur les ventes d’armes, la fiscalité, l’énergie nucléaire, etc. Selon le consultant Robert Dilenschneider, Reese Communications (filiale de Hill & Knowlton) employa cette technique pour aider la compagnie de téléphone AT&T à trouver « un million deux cent mille personnes qui écrivirent à leur sénateur pour augmenter leurs factures de téléphone. Ils avaient réussi à les contacter et les convaincre grâce à une corrélation des caractéristiques, valeurs et données géographiques leur permettant de mener une campagne d’action directe ciblée ».
« Il ne s’agit pas d’une science miracle », précise Mike Malik, vice-président d’Optima Direct : Direct Marketing 101 offre des « communications ciblées sur des thèmes » et des « mobilisations citoyennes » aux grandes entreprises qui sont ses clients. « Nous envoyons des prospectus et faisons de la prospection téléphonique systématique. Tout le monde déteste ces procédés, mais ça marche. Nos deux principaux clients sont Philip Morris et la National Rifle Association Tous deux peuvent vous apprendre beaucoup de choses — ils sont très efficaces sur le terrain. »
Comme la plupart des conseillers politiques actuels, Malik est un homme jeune, sûr de lui et bien rémunéré. Élevé dans l’Iowa, il a obtenu une licence de science politique à l’université de Columbia en 1985, puis il est revenu y passer une maîtrise de gestion en 1991. Malik a passé plus de sept ans chez Philipp Morris pour développer un lobby d’associations de fumeurs. Pour lui, il s’agit de « l’un des meilleurs programmes de terrain en Amérique aujourd’hui ». En décembre 1994, il expliqua son fonctionnement au cours d’un séminaire, réservé à de grands patrons, qui se tint à Chicago sur le thème : « Comment façonner l’opinion publique : si vous ne le faites pas, un autre le fera ».
« On envoie du courrier quand on dispose de beaucoup de temps, explique Malik. Mais la masse des Américains se moquent du contenu de leur boîte à lettres. Si vous voulez trouver les personnes réceptives, puis celles qui soutiendront votre cause, vous devez communiquer avec eux à leur manière. Il est facile d’obtenir des listes de personnes qui pourraient être touchées par votre problème, de construire une base de données selon les réponses récoltées par courrier, puis de confirmer leur intérêt en téléphonant aux personnes ciblées, de découvrir quelle est leur position et de l’enregistrer pour décider ensuite qui vous rappellerez juste avant tel ou tel vote. » Lorsqu’une question est soumise à un vote, Malik se tourne vers ses centres d’appel : « Les appels téléphoniques sont un moyen d’action rapide et extrêmement flexible. Lorsque vous envoyez un courrier, vous obtenez un résultat environ trois semaines plus tard et ensuite vous ajustez le tir. Avec le téléphone, vous lancez une idée le matin, vous analysez les résultats le soir, et le lendemain vous changez votre fusil d’épaule et essayez une nouvelle idée. En l’espace de trois jours, vous pouvez modifier votre projet quatre ou cinq fois, découvrir ce qui marche vraiment, quels sont les messages qui motivent réellement le public, et améliorer considérablement votre taux de réponses. »
On peut aussi utiliser efficacement l’arme du téléphone pour inonder un parlementaire d’appels provenant de ses administrés. Cette technique s’appelle le « transfert discret » : un centre d’appels travaillant pour un lobbyiste réalise un contact téléphonique direct entre l’un de ses partisans et le responsable politique auquel il veut faire passer un message personnalisé. Optima Direct possède des dispositifs techniques spécialement conçus à cet effet. Malik nous en explique le fonctionnement : « Je vous appelle pour solliciter votre aide. “Bonjour, êtes-vous prêt à me donner un coup de main sur telle question ?” Nous avons une brève conversation à l’issue de laquelle vous me dites : “D’accord, je vais parler à mon député. — Parfait, je vais vous mettre en contact directement avec lui.” Pour cela, il vous faut une installation spéciale : vous appuyez sur un bouton et hop ! vous mettez en contact directement votre interlocuteur et la personne à laquelle vous souhaitez qu’il parle. C’est ce qu’on appelle les réaiguillages avancés. »
« Mais certains offrent de très mauvais services de transfert », nous avertit Malik – dont le baratin ressemble furieusement à celui d’un vendeur de voitures. « Optima Direct effectue un excellent travail : les transferts sont tellement sophistiqués qu’ils ressemblent à des manifestations spontanées de mécontentement populaire. Mais attention, il faut espacer les appels durant la journée pour qu’ils aient l’air vraisemblable. Si vous contactez un lobbyiste, demandez-lui comment fonctionne son système d’appels et combien de temps s’écoule entre chacun d’eux. Il faut qu’ils paraissent aussi authentiques que possible. »
Vidéo : Les techniques de quadrillage de l’opinion
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