L'impasse mexicaine : « Concentrez-vous sur la caméra, pas sur le problème »
Pour Hill & Knowlton, le compte Koweït fut une vache à lait indispensable à un moment où ce géant du lobbying connaissait des difficultés internes : le moral de ses employés s’effondrait suite aux problèmes causés par des clients corrompus. Aussi, lorsque la manne koweïtienne disparut, le déclin de Hill & Knowlton s’accéléra. Licenciements et démissions se multiplièrent au siège de Washington et le personnel passa de 250 à environ 90 salariés. Les clients commencèrent à déserter et l’agence rivale, Burson-Marsteller, devint la plus grande société de lobbying au monde.
Pendant le débat sur l’adoption de l’ALENA, Burson- Marsteller lança une campagne de relations publiques pour le gouvernement mexicain à côté de laquelle le budget de Hill & Knowlton pour le Koweït semble rétrospectivement bien maigre. Les chefs d’entreprise mexicains et le principal parti du pays, le parti révolutionnaire institutionnel (PRI), dépensèrent plus de 50 millions de dollars en lobbying rien qu’aux États-Unis pour le passage à l’ALENA . Mais ces dépenses ne représentent à leur tour pas grand-chose en comparaison du coût des manipulations qui permirent la victoire électorale douteuse du PRI en 1994. Au milieu des années 1990, le géant de la publicité Young & Rubicam, multinationale proche de Burson-Marsteller, recevait plus de 100 millions de dollars par an pour son travail au service de l’État mexicain. Des spécialistes estiment que le PRI et ses riches partisans ont dépensé plus d’un milliard de dollars pour gagner les élections de 1994 ; chiffre qu’il faut comparer aux 3,6 millions de dollars dépensés par l’opposition de gauche. L’argent servit non seulement à attirer des voix mais aussi à convaincre les investisseurs étrangers, notamment américains, que les élections de 1994, contrairement aux fraudes grossières des élections précédentes, étaient « propres et honnêtes » et que le climat resterait favorable aux investisseurs – bas salaires, accès ouverts aux marchés, absence de réglementation contraignante en matière d’environnement et paiement rubis sur l’ongle de la dette nationale.
Si l’on en croit la ligne éditoriale qui s’imposa dans la presse américaine au début des années 1990, le Mexique se trouvait en pleine renaissance économique, ce qui confirmait la sagesse de la politique de « libre concurrence » prônée par le président Carlos Salinas de Gortari. Mais on avait négligé un détail : les inégalités sociales croissantes. Depuis que Salinas avait pris ses fonctions en 1988, la richesse des 200 familles les plus puissantes croissait de façon exponentielle grâce à des contrats gouvernementaux lucratifs, à d’excellents tuyaux sur le marché des actions à Mexico et au rachat de 900 entreprises qui appartenaient auparavant à l’État. Ce transfert de la richesse publique entre les mains de propriétaires privés permit au Mexique de devenir en 1992 le quatrième pays du monde en nombre de milliardaires — parmi lesquels un trafiquant de drogue comme Carillo Fuentes qui, avec ses 25 milliards de dollars, jouissait d’une grande, mais discrète, influence politique. (Par comparaison, les deux hommes « les plus riches du monde », selon le magazine Forbes, étaient à l’époque Bill Gates, avec 12,9 milliards de dollars et Warren Buffet, avec 10,1 milliards de dollars.)
Durant les années 1980 et 1990, pendant que los ricos devenaient plus riches, les salaires réels de la majorité des Mexicains dégringolèrent. Un nombre croissant de petits paysans et d’indiens furent obligés d’abandonner leurs exploitations de subsistance. Comme les spécialistes des sciences sociales et les critiques du gouvernement le soulignent, telle est la véritable raison pour laquelle les rebelles de l’Armée zapatiste de libération nationale se sont soulevés contre le gouvernement mexicain le jour où le traité de l’ALENA est entré en vigueur. Face à la révolte zapatiste, la façade du « miracle économique » mexicain s’est écroulée presque instantanément. Puis une série d’autres événements contribuèrent à l’image d’un pays en voie d’effondrement. Des trafiquants de drogue assassinèrent un cardinal à l’aéroport de Guadalajara, apparemment avec l’accord de responsables de la police et du gouvernement. Plusieurs hommes d’affaires furent kidnappés contre des rançons allant jusqu’à 100 millions de dollars. Pendant la campagne électorale de 1994, Donaldo Colosio, candidat du PRI, fut assassiné par un tueur à gages — œuvre du PRI lui-même, croyaient la majorité des Mexicains. Un peu plus tard, durant l’été 1994, le dirigeant du PRI fut lui aussi abattu – résultat d’une lutte politique interne au parti, selon plusieurs journalistes d’investigation. En réaction à ces événements, les investissements étrangers chutèrent dramatiquement et le peso fut dévalué. L’élite mexicaine commença à faire sortir des milliards de dollars du pays.
À travers ces différentes crises, Burson-Marsteller et d’autres multinationales mexicaines et transnationales ont montré l’efficacité de leur travail en coulisses : grâce à leurs analyses de l’opinion publique, à des conseils prodigués aux responsables des gouvernements et des grandes entreprises, à la façon dont ils ont influencé la couverture des événements par les médias et dont ils ont facilité les communications entre les élites. Les enjeux sont élevés : 66 % des investissements étrangers au Mexique provenant des États-Unis, pour que ce flux de capitaux continue à s’écouler dans la même direction et que des emprunts internationaux permettent au Mexique d’honorer sa dette extérieure de 150 millions de dollars, il fallait garantir profits et stabilité politique aux investisseurs étrangers. Dans la mesure où la stabilité réelle n’existe pas, les lobbyistes ont tenté de créer l’image de la stabilité. Comme l’a délicatement déclaré un responsable de Burson-Marsteller : « Notre boulot est d’élever le niveau de confiance des investisseurs étrangers, de mettre en valeur les résultats économiques positifs de ce pays. »
Lors de l’élection de 1994, Burson-Marsteller a réussi à faire croire que le PRI, cette institution notoirement corrompue qui a utilisé la force et la fraude pour diriger sans interruption le Mexique pendant près de 70 ans, s’était « réformé ». Cette campagne, dirigée en particulier vers les investisseurs internationaux, toucha jusqu’à la Maison- Blanche de Clinton. Neuf jours avant l’élection, Santiago Onate, client de Burson-Marsteller et représentant le bureau présidentiel mexicain, rencontra plusieurs des conseillers les plus proches du président Clinton, y compris Léon Panetta (chef du cabinet) et Anthony Lake (directeur du Conseil national de sécurité). À la fin de la réunion, les conseillers de Clinton assurèrent à Onate que la Maison-Blanche était persuadée « qu’il n’y avait aucune crise au Mexique, mais simplement un climat d’inquiétude normal lorsque s’effectue la transition vers une démocratie concurrentielle ». Pendant ce temps, l’Association mexicaine des chefs d’entreprise, autre client de Burson-Marsteller, assurait les investisseurs américains que le PRI gagnerait certainement les élections — comme les sondages l’indiquaient – et que le climat mexicain resterait stable pour les investisseurs. De retour à Mexico, un autre client de Burson-Marsteller, le ministre du Commerce et du Développement industriel, organisa une conférence de presse avec des « dirigeants indiens » du Chiapas qui dénoncèrent les rebelles zapatistes comme des « révolutionnaires violents » .
Les élections se tinrent le 21 août 1994. Comme prévu, le PRI les remporta haut la main, conquérant à la fois la présidence et une majorité écrasante au Parlement. Le gouvernement américain et la presse internationale présentèrent ces élections comme « les plus propres de l’histoire du Mexique », ignorant la fraude, la manipulation des listes électorales, l’intimidation, la corruption, les dons financiers illégaux, le détournement des ressources publiques par le parti au pouvoir, les reportages tronqués dans les médias et les sondages truqués. Comme en 1988, le PRI et les responsables chargés de surveiller les élections refusèrent aux observateurs extérieurs la comparaison des données informatiques avec les bulletins perforés provenant des 90 000 bureaux de vote . Au lendemain des élections et après l’effondrement de l’économie mexicaine, les désordres de toutes sortes augmentèrent : émeutes, manifestations, grèves, blocages de routes, occupations de mairies et même conflits armés. Les dirigeants de la guérilla zapatiste promirent de continuer la résistance civique jusqu’à ce que de nouvelles élections démocratiques soient organisées et donnent naissance à une Assemblée nationale constituante.
Pour rétablir la « stabilité », l’armée mexicaine adopta apparemment une stratégie de « conflit de basse intensité ». Cette situation rappelle les guerres qui ont ruiné et décimé l’Amérique centrale durant les années 1980. Global Exchange, organisation internationale qui envoie régulièrement des délégations au Chiapas, cet État pauvre du sud du Mexique où sont retranchés les zapatistes, a étudié la stratégie de l’armée. En juin 1995, une délégation de ce groupe dans le sud-est du Chiapas observa « un grand déploiement de troupes dans les zones de conflit, la destruction systématique des moyens des communautés autosuffisantes, la tentative de diviser la population en offrant des récompenses et des punitions sélectives, et le démantèlement progressif des bases indépendantes de l’organisation communautaire », tactique qui semble être « dictée par des objectifs politiques, économiques et psychologiques ».
Un grand nombre de « problèmes d’image » semble avoir été résolus, mais bien peu de problèmes réels. Les lobbyistes ont développé des techniques terriblement sophistiquées, combinant stratégies militaires et manœuvres de manipulation psychologique et de propagande. Mais ils n’ont pas réussi à éliminer la faim, la maladie, l’exploitation économique et la violence – causes fondamentales des conflits internationaux. Depuis vingt ans, les États-Unis ont apparemment gagné toutes les guerres qu’ils ont menées. Mais un constat honnête de la situation, de la révolte indomptée du Chiapas au désordre endémique des « nations libérées », suggère que ces guerres n’ont été que de simples escarmouches dans une guerre à plus grande échelle que nous avons perdue. Pendant que les dirigeants américains restent obsédés par des problèmes d’images, ils oublient la réalité, celle du désespoir de peuples qui préfèrent mourir en combattant que mourir de faim. En réalité, la Troisième Guerre mondiale a commencé. Mais, grâce à une habile politique de lobbying, elle n’a tout simplement pas été annoncée.
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