Lobbying de basse intensité au Nicaragua
La révolution sandiniste de 1979, qui renversa la dictature de Somoza au Nicaragua, constitua un avertissement sérieux pour Washington. La famille Somoza, qui avait assis son pouvoir par la terreur, dirigeait le pays depuis 45 ans : alliée inébranlable des États-Unis, elle pratiquait ouvertement la corruption et la violence. Mais Anastasio Somoza fut l’un des premiers dictateurs latino-américains à reconnaître la valeur d’une bonne campagne de presse : il eut recours aux services d’une agence-conseil de New York, Mackenzie & McCheyne, ainsi qu’au lobbyiste William Cramer, exdéputé républicain de Floride. En 1978, l’année précédant la chute de Samoza, le cabinet Mackenzie & McCheyne reçut 300000 dollars d’honoraires du gouvernement nicaraguayen. Lorsque la révolution commença, Ian Mackenzie se chargea de contrecarrer les informations qui présentaient la dictature comme corrompue, brutale et cruelle. « Le président Somoza est complètement différent de ce que l’on croit, déclara Mackenzie. Il est intelligent, compétent et généreux. Il est loyal avec ses amis et montre de la compassion envers ses ennemis. Dans l’ensemble, Somoza a fait des bonnes choses. Même Mussolini a eu une influence positive sur l’Italie. » Pour illustrer à quel point le Nicaragua était un pays libre, Mackenzie évoqua l’exemple de La Prensa . Mais deux mois plus tard, quand le rédacteur en chef de ce quotidien d’opposition, Pedro Joaquin Chamorro, fut abattu dans la rue par les sbires de Somoza, une grève nationale paralysa le pays et exigea la démission du Président. Le régime investit donc dans une nouvelle équipe de consultants, l’agence Norman, Lawrence, Patterson & Farrel : pour un contrat de 7000 dollars par mois, Norman Wolfson œuvrait pour l’image du Nicaragua. Tandis que l’aviation de Somoza bombardait et décimait les villes de son pays dans le cadre de l’ultime campagne de terreur, Wolfson, qui ne parlait pas un mot d’espagnol, se plaignait publiquement que les journalistes essayaient « d’abattre » Somoza et « n’avaient pas un jugement équitable ». (Wolfson a raconté son expérience dans un texte intitulé « Vendre Somoza : la cause perdue d’un consultant », paru dans la National Review, publication conservatrice de William Buckley, en juillet 1979, le mois même où Somoza s’enfuit du Nicaragua. Wolfson y décrit son client comme « un quadragénaire qui a toujours été gâté, un Monsieur-je-sais-tout qui demande des conseils et est incapable d’en tirer profit, un rustre et un tyran » dont l’un des fantasmes était d’écraser les parties génitales des journalistes .)
Au moment de la chute de la dictature, la famille Somoza avait accumulé un patrimoine estimé entre 400 et 500 millions de dollars. La moitié de la population nicaraguayenne était illettrée, un tiers des nouveau-nés, dans les classes pauvres, mouraient avant un an, et plus de 20000 Nicaraguayens souffraient de tuberculose avancée. Après leur victoire, les sandinistes lancèrent un programme ambitieux de vaccination et d’alphabétisation. L’une des phrases de l’hymne national, « Nous luttons contre les yanquis les ennemis de l’humanité », montre la volonté des sandinistes de rompre avec la domination des États-Unis.
La stratégie de guerre de « basse intensité » destinée à miner le pouvoir des sandinistes se voulait ambitieuse, combinant techniques de la guerre contre-révolutionnaire expérimentées au Vietnam, initiatives en direction de la population civile, guerre psychologique, relations publiques et projets d’« aide au développement » — qui en principe ne font pas partie des attributions des militaires. Sur le plan économique, les États- Unis firent pression sur les institutions financières internationales pour supprimer tous les prêts au Nicaragua et imposer un embargo commercial aux effets catastrophiques. Sur le terrain politique, ils mirent en scène des élections soigneusement préparées au Salvador et au Honduras. Les opérations psychologiques contre le Nicaragua allèrent d’actions de sabotage à la création de stations de radio de propagande. Sur le plan militaire, la stratégie américaine consista à éviter l’engagement de troupes américaines sur le terrain, mais en déployant tous ses efforts pour créer la peur d’une invasion américaine. Les États-Unis rassemblèrent les
éléments dispersés de la garde nationale somoziste et la réorganisèrent sous le nom de « Contra ». Au départ, cette armée n’avait pas de direction politique, aussi la Maison-Blanche recruta-t-elle un groupe de patrons nicaraguayens mécontents et leur prépara de beaux discours pour les aider à se présenter comme la « direction civile » du mouvement. Le publicitaire Edgar Chamorro fit partie de cette « direction » avant de se retirer, écœuré. II publia en 1987 un livre intitulé Packaging the Contras : A Case of CIA Disinformation [Comment on a vendu la Contra à l’opinion : une opération de désinformation menée par la CIA], où il se plaint de n’avoir été que le pantin civil d’une armée sur laquelle il n’avait aucun contrôle. La CIA versait un salaire de 2 000 dollars par mois à Edgar Chamorro, plus ses frais professionnels, dont les pots-de-vin qu’il distribuait à des journalistes et personnalités de la radio et de la télévision du Honduras pour qu’ils fassent l’éloge des contras, attaquent le gouvernement nicaraguayen et appellent à le renverser : « Une quinzaine de journalistes et de présentateurs du Honduras émargeaient à la CIA et notre influence s’étendit à tous les grands médias de ce pays », expliqua Chamorro .
En 1983, l’administration Reagan entama une série de manœuvres militaires importantes au Honduras, en coordination avec des unités de la Contra et de l’armée salvado- rienne. Comme l’a noté Sara Miles, « ces manœuvres ne visaient aucunement à préparer une guerre ou à lui servir de couverture ; elles étaient des opérations de guerre réelles. Susciter la crainte que l’administration américaine ordonne d’envahir le Nicaragua faisait partie intégrante d’un plan d’intimidation psychologique. Le premier objectif était d’étouffer l’économie en obligeant les sandinistes à investir massivement dans des dépenses militaires. Pour alimenter le conflit, on passa ensuite à des opérations psychologiques multiples : distribudon massive de tracts incitant les jeunes à refuser la conscription dans une “armée totalitaire marxiste” ; création de stations de radio du Front démocratique nicaraguayen qui appelaient la population à se révolter contre “les communistes qui gaspillent nos richesses nationales pour acheter des armes plutôt que de la nourriture” ».
Mais en 1984, l’administration Reagan dut faire face à un scandale lorsque l’on découvrit que la CIA avait conçu un manuel destiné aux contras, Psychological Opérations in Guérilla Warfare [Des opérations psychologiques dans la guerre de guérilla], qui prône notamment l’assassinat sélectif de hauts fonctionnaires nicaraguayens. Selon Sara Miles, « on voit dans ce document le projet délibéré de réduire la présence d’un gouvernement civil, de supprimer les programmes sociaux et l’influence idéologique qui en découle. En pratique, cela signifie la torture et l’assassinat de professeurs, de professionnels de la santé, d’agronomes et de leurs collaborateurs locaux. Contrairement à ce que prétendent de nombreux critiques, il ne s’agit pas du tout d’une “violence aveugle contre les civils” mais d’une politique logique et systématique qui reflète un changement de modèle de la guerre. » L’administration Reagan avait une préoccupation essentielle : comment gagner le soutien de la population américaine à sa politique en Amérique centrale ? « Quelle est notre plus importante mission aujourd’hui ? Convaincre le peuple américain que les communistes sont sortis du bois pour nous abattre. Si nous réussissons à gagner cette guerre des idées, nous remporterons toutes nos autres batailles, expliqua Michael Kekky, adjoint du secrétaire américain à l’Aviation. Les opérations psychologiques, qui vont des affaires publiques jusqu’à la “propagande noire”, consistent fondamentalement à faire de la publicité et à définir une stratégie de vente pour notre produit. »
Le gouvernement utilise le terme « affaires publiques » au lieu de « relations publiques » ou « lobbying ». Cette modification lui permet de contourner une loi de 1913 qui interdit à des institutions fédérales de s’engager dans des opérations de cette nature. La loi interdit également à la Maison-Blanche d’utiliser des publicités, télégrammes, lettres, documents imprimés et autres médias en vue d’influencer les membres du Congrès dans leur travail législatif
en dehors des « circuits officiels ». Les règles contre l’implication de la CIA dans la politique intérieure américaine sont encore plus sévères : l’agence n’a pas le droit d’opérer à l’intérieur du pays, sauf dans des circonstances précisément définies, comme par exemple une enquête menée sous la direction du FBI. En 1982, cependant, des rapports sur la guerre secrète de la CIA au Nicaragua poussèrent le Congrès à voter l’amendement Bolland pour mettre fin à l’aide militaire aux contras et empêcher l’administration Reagan de renverser les sandinistes.
En janvier 1983, Ronald Reagan réagit en envoyant William Casey, le directeur de la CIA, monter une opération de « diplomatie publique ». Les journalistes Robert Parry et Peter Kornbluh la décrivent comme « la première création, en Amérique, d’un ministère de la Propagande en temps de paix, un éventail d’opérations politiques domestiques comparables à ce que la CIA réalise contre des forces hostiles à l’étranger. À la seule différence que, cette fois-ci, ces techniques visaient les trois piliers de la démocratie américaine : le Congrès, la presse et les électeurs informés. Employant les méthodes modernes de lobbying et les techniques des opérations psychologiques expérimentées en temps de guerre, l’administration Reagan mobilisa un nombre sans précédent de fonctionnaires du Conseil national de sécurité et du département d’État pour surveiller les médias et empêcher des informations contradictoires avec la ligne officielle de parvenir à la connaissance de l’opinion américaine ». William Casey nomma à la tête de l’opération Walter Raymond Junior, un vétéran de la CIA rodé aux opérations clandestines à l’étranger. Une source gouvernementale américaine le désigna comme l’homme des services secrets le plus qualifié en matière de propagande. Selon Ben Bradlee, rédacteur en chef du Washington Post, l’engagement de Walter Raymond Junior dans cette campagne symbolisait « l’intégration totale entre services secrets et lobbying au sein du Conseil national de sécurité».
Pendant le scandale de l’Irangate, le Congrès enquêta sur les opérations de propagande intérieure menées par l’administration Reagan et découvrit que le nom de Walter Raymond apparaissait sur l’agenda d’Oliver North plus fréquemment que celui de n’importe quel autre membre de la Maison-Blanche ou haut fonctionnaire. Un texte décrivant ces activités au sein des États-Unis fut écrit pour la commission d’enquête sur le scandale de l’Irangate, mais la Maison- Blanche et les sénateurs républicains empêchèrent l’inclusion d’un seul paragraphe de ce texte dans le rapport final de la commission. Les Américains ignorent donc totalement comment la CIA a violé son propre règlement et s’est livrée à des opérations de propagande au sein des États-Unis.
Tandis que l’appareil national de lobbying commençait à s’organiser en août 1983, William Casey convoqua un groupe de consultants à une réunion archi-secrète de réflexion stratégique. Quatre des cinq grands patrons du lobbying présents à cette réunion appartenaient à la Société des relations publiques d’Amérique, syndicat patronal le plus important du secteur. Tous les cinq fréquentaient le Séminaire des relations publiques, organisme très secret qui, depuis l’après- guerre, regroupe les 120 principaux consultants des entreprises américaines. Toutes les discussions de se séminaire restent secrètes et ses membres peuvent d’être exclus à vie s’ils révèlent le moindre détail des débats à la presse. Pour sa réunion de réflexion stratégique, William Casey avait invité les cinq personnalités suivantes :
- Kalman Druck, président à la retraite et fondateur de Harshe-Rotman & Druck ; président de la Société des relations publiques d’Amérique en 1972, il a longtemps été l’un de ses membres les plus éminents ;
- Kenneth Clark, vice-président du département communication des grandes entreprises chez Duke Power & Co. et ancien trésorier national de la Société des relations publiques d’Amérique ;
- Kenneth Huszar, un des directeurs de Burson- Marsteller, la plus importante agence de lobbying du monde ;
- William Greener Junior, directeur des relations avec les entreprises chez G. D. Searle ; il fut auparavant assistant du porte-parole de Gerald Ford puis secrétaire adjoint aux relations publiques au ministère de la Défense sous Donald Rumsfeld, à la fin des années 1970 ;
- James Bowling, de Philip Morris ; expert de Washington, a travaillé ensuite pour Burson-Marsteller ; il devient en 1985 le président du Conseil pour les affaires publiques, la principale association professionnelle des agences-conseil.
Selon Kalman Druck, l’atmosphère de cette réunion fut émotionnellement très intense. Elle commença le matin par un briefing devant une grande carte de l’Amérique latine. Des collaborateurs de la CIA et du Conseil national de sécurité tracèrent un portrait effrayant de la subversion et de son extension en Amérique centrale. Ils demandèrent que l’on présente les contras comme des sauveurs et les sandinistes comme des êtres malfaisants. À leur demande, les consultants réfléchirent ensemble et proposèrent 25 idées. Leurs conseils pouvaient se résumer à deux suggestions essentielles : tout d’abord, « l’administration devait imiter les grandes entreprises modernes en créant un département communications classique à l’intérieur de la Maison-Blanche » ; deuxièmement, il fallait dramatiser au maximum la cause de la Contra – à cette fin, ils proposèrent que la Maison-Blanche mette sur pied « un programme d’éducation publique financé par des fonds privés », dirigé par une personnalité reconnue, pour « lancer une grande campagne nationale de dons soutenue par une vaste campagne de publicité » .
Suivant cet avis à la lettre, la Maison-Blanche forma une coalition de militaires « à la retraite » et de millionnaires de droite pour soutenir le Fonds pour la liberté du Nicaragua, présidé par William Simon, financier de Wall Street. Les donateurs de ce fonds comprenaient des personnalités de droite bien connues comme le télé-évangéliste Pat Robertson, le brasseur du Colorado Joseph Coors, le magnat du pétrole Nelson Bunker Hunt, le chanteur Pat Boone et le magazine Soldier of Fortune, publication destinée aux mercenaires. Le fonds rassembla vingt millions de dollars en organisant des activités comme un dîner en faveur des « réfugiés nicaraguayens », à 250 dollars le plat, auquel assistèrent William Casey et William Simon, et durant lequel Ronald Reagan prononça un discours. En réalité, ce fonds n’était qu’un outil de propagande, qui dépensa presque autant d’argent qu’il en récolta. Un audit du « dîner pour les réfugiés » montra qu’il avait rapporté 219525 dollars mais coûté 218 376 dollars, dont 116 938 dollars en honoraires de consultants. Le principal objectif du Fonds pour la liberté du Nicaragua était de détourner l’attention des médias des circuits à travers lesquels l’argent réel parvenait aux contras, en violation de l’amendement Bolland. L’un de ces circuits était une agence de lobbying, Internatipnal Business Communications, reconnue coupable de fraude fiscale en 1987 pour avoir utilisé une fondation exonérée d’impôts pour récolter des fonds en vue d’armer les contras — selon la commission d’enquête du Congrès sur l’Irangate, l’affaire avait été juteuse, l’agence ayant conservé 1,7 million des 5 millions de dollars qu’elle était censée faire parvenir aux contras
L’autre partie du plan des consultants – créer un « département communications à l’intérieur de la Maison- Blanche » – plaça Walter Raymond Junior à la tête d’un nouveau Bureau diplomatique pour l’Amérique latine et les Caraïbes. Dès sa première année, ce bureau « obtint 1500 interviews à la radio, à la télévision et dans les journaux ; il publia trois brochures sur le Nicaragua et distribua des documents dans 1600 bibliothèques d’université et 520 facultés de sciences politiques, à 122 éditorialistes et 107 organisations religieuses. Et il s’occupa tout particulièrement des journalistes les plus en vue », expliquent Robert Parry et Peter Kornbluh53. En 1985, par exemple, un rapport d’Otto Reich du Bureau diplomatique décrivit comment on utilisa un homme de paille (dont personne ne connaissait les liens avec le Bureau) pour organiser des rencontres entre Alfonso Robelo (dirigeant de la Contra) et des représentants des médias – groupes médias Hearst et Scripps-Howards, Newsweek, The Washington Post, USA Today, CNN, animateurs d’émissions de télévision comme le « Today Show » ou le « MacNeil-Lehrer Report » et service d’informations matinales de la chaîne CBS.
Dans des rapports privés au Conseil national de sécurité, le Bureau diplomatique pour l’Amérique latine et les Caraïbes se vanta d’avoir « étouffé dans l’œuf » des articles qui contredisaient la position de l’administration Reagan sur le Nicaragua en utilisant des tactiques incluant l’intimidation et la diffamation de journalistes. Puisant dans les 400000 dollars de contributions privées, il finança des organisations comme Exactitude dans les médias, organisation de droite qui attaquait vigoureusement les journalistes hostiles à la politique étrangère du président Reagan. En juillet 1985, le Bureau diplomatique contribua à répandre une rumeur selon laquelle certains journalistes américains avaient bénéficié des faveurs gracieuses de prostituées sandinistes en échange de leurs articles complaisants vis-à-vis du régime.
Le Bureau diplomatique pour l’Amérique latine et les Caraïbes assigna à cinq experts de l’armée de terre du 4e groupe d’opérations psychologiques la mission de trouver des « thèmes et des tendances exploitables ». Il utilisa des sondages pour « étudier ce qui pourrait braquer les Américains contre les sandinistes ». Un certain nombre de coups publicitaires et de sujets de reportage furent mis au point pour remplir cet objectif. En 1984, par exemple, la Maison-Blanche organisa des fuites en direction de la presse pour créer une mythique « crise des Migs ». Elle voulut faire croire que le Nicaragua allait recevoir plusieurs chasseurs soviétiques : l’information fut diffusée à la télévision et plusieurs « bulletins spéciaux » interrompirent les programmes réguliers. Bien que cette « nouvelle » ait été démentie plus tard, elle contribua néanmoins à créer dans l’opinion l’idée que le Nicaragua représentait une menace militaire pour les États-Unis. Elle permit également de détourner l’attention des premières élections libres qui se tenaient alors au Nicaragua et qui offrirent aux sandinistes 67 % des voix. Et malgré la présence de nombreux observateurs internationaux qui constatèrent la régularité des votes, l’administration Reagan présenta les élections comme une imposture.
La Maison-Blanche utilisa la propagande classique
– « l’image de l’ennemi » – pour diaboliser les sandinistes
—« un deuxième Cuba… une deuxième Libye » — tout en décrivant les contras comme « l’équivalent moral de nos Pères Fondateurs ». Patrick Buchanan, directeur des communications de la Maison-Blanche, prétendit que des membres de « l’OLP et des Brigades rouges, des Libyens et des Iraniens déboulaient à Managua », et il prévint que « si l’Amérique centrale prenait le chemin du Nicaragua, ils seraient bientôt à San Diego ». L’administration Reagan accusa les sandinistes de pratiquer le trafic de drogue et le terrorisme, de persécuter les Juifs, de construire des prisons secrètes et de tabasser dans les rues les catholiques qui se rendaient à la messe. Pour renforcer l’accusation de terrorisme, la Maison-Blanche fit appel à Neil Livingstone, « expert ès terrorisme » auto-proclamé et vice-président principal de l’agence-conseil Cray & Company – société elle- même impliquée dans des trafics d’armes et des transferts de capitaux liés à l’Irangate.
À la fin des années 1980, l’image des sandinistes aux États- Unis était tellement négative que les journalistes comparaient tous le Nicaragua à une « forteresse totalitaire ». Les envoyés permanents au Nicaragua découvrirent qu’ils devaient eux aussi accorder leurs violons. « Au cours des deux premières années, raconte Judy Buder, reporter vivant à Managua, certains journalistes décrivaient honnêtement ce qu’ils voyaient, en respectant les règles habituelles fixées par leur rédaction. De plus en plus, leurs articles furent modifiés aux États-Unis et les reporters se mirent à se balader avec des liasses de télex pour montrer que le texte publié ne correspondait pas à ce qu’ils avaient écrit. Aujourd’hui ils ne s’en soucient même plus. »
Le dernier clou dans le cercueil des sandinistes fut enfoncé par l’Association nationale pour la démocratie, fondée à la suite du même décret de la Maison-Blanche annonçant la création du Bureau diplomatique. Financée par le Congrès, cette association distribuait de l’argent pour « promouvoir la démocratie » et « former des citoyens » dans des pays étrangers. Tandis que le Nicaragua se préparait pour les élections de 1990, Bush Senior versa neuf millions de dollars à l’Association pour la démocratie, dont une contribution de quatre millions de dollars pour la campagne présidentielle de la candidate de l’opposition Violeta Chamorro.
Précautions inutiles… Après une décennie de guerre et de blocage américain du commerce et des investissements, le Nicaragua était à genoux. Et les économistes de débattre pour savoir si, avec un taux d’inflation de 20000 % en 1988, l’économie nicaraguayenne avait été « ébranlée » ou « secouée »… Pour maîtriser l’inflation, les sandinistes avaient adopté une série de mesures économiques drastiques, qui avaient augmenté le chômage et considérablement réduit les distributions de nourriture gratuite et les programmes de santé pour les pauvres. La conscription, le rationnement et un sentiment général d’épuisement contribuèrent à l’impopularité croissante des sandinistes. L’opposition dirigée par Chamorro remporta donc aisément les élections.
Aux États-Unis, les révélations sur l’Irangate provoquèrent des enquêtes du Congrès, des procès et des inculpations – mais elles furent ensuite abandonnées. Le Bureau diplomatique pour l’Amérique latine et les Caraïbes fut dissous en 1988, une fois que la Cour des comptes américaine eut conclu qu’il s’était « engagé dans des activités de propagande interdite, clandestine, destinées à influencer les médias et l’opinion publique pour soutenir la politique de l’administration en Amérique latine ». Les consultants qui avaient aidé William Casey à concevoir ses projets firent aussi l’objet d’une enquête, tandis qu’un autre membre de la Société des relations publiques d’Amérique, Summer Harrison, déposait une plainte auprès du comité d’éthique de cette organisation. En effet, selon le code de déontologie de l’association, ses membres sont censés respecter « strictement » les lois. Une réunion se tint pour étudier les accusations de Harrison : le comité d’éthique publia un communiqué laconique déclarant que ses membres avaient agi dans les règles et que « toute enquête approfondie était inutile ». Summer Harrison se plaignit des inexactitudes et des conflits d’intérêts apparus au cours de l’enquête. Le comité d’éthique se retourna alors contre Harrison, l’accusant d’avoir enfreint, par sa plainte, une disposition selon laquelle les membres de la Société pour les relations publiques d’Amérique ne « pouvaient nuire intentionnellement à la réputation ou à la pratique professionnelle d’un autre consultant ». Plutôt que de répondre à cette accusation ridicule, Summer Harrison préféra démissionner.
Vidéo : Lobbying de basse intensité au Nicaragua
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