Récupérons notre arrière-cour
Le xxe siècle a été marqué par trois phénomènes d’une importance politique capitale : l’expansion de la démocratie, l’extension du pouvoir des entreprises, et le développement de la propagande patronale, qui vise à protéger le pouvoir des grandes entreprises contre la démocratie.
Alex Carey
À en croire la consultante Pamela Whitney, « la clé du succès, c’est la contre-enquête ». En décembre 1994, lors d’un séminaire sur le lobbying, elle a présenté un brillant exposé sur le travail de sape entrepris par sa société au nom de l’un de ses clients, un fabricant d’antigel automobile. Les antigels courants contiennent du glycol d’éthylène, dont l’odeur suave et le goût sirupeux en masquent à merveille le caractère hautement toxique. Il suffit en effet de deux cuillères à café de ce produit pour entraîner la mort ou la cécité. Ainsi ce produit provoque-t-il chaque année le décès d’enfants qui en absorbent quelques gouttes par accident. En Europe, la loi oblige les fabricants d’antigel à y ajouter un composant très amer, le benzoate de denatonium, substance qui détiendrait le record mondial de l’amertume. Il suffit d’en ajouter une très petite quantité, pour un coût d’à peine 4 centimes d’euro les dix litres, pour que l’antigel prenne un goût si atroce qu’on le recrache immédiatement. L’agence de Pamela, National Grassroots & Communications, avait été chargée de discréditer une organisation qui voulait promouvoir une législation analogue aux États-Unis. « Nous avons prétendu représenter une vieille dame décédée dont les dernières volontés étaient de léguer sa fortune à une œuvre qui viendrait en aide à la fois aux enfants et aux animaux, raconte Pamela. Nous avons rencontré les responsables de cette organisation et nous leur avons dit : “Nous sommes prêts à dépenser 100 ooo dollars, et vous êtes l’une des trois organisations que nous avons choisies. Communiquez-nous vos livres de comptes, indiquez-nous vos projets pour l’année à venir, les États que vous souhaitez toucher et les moyens dont vous disposez pour y parvenir. Vous recevrez très bientôt de nos nouvelles.” » Tout sourire, Pamela semblait particulièrement fière de cet exploit : « Nous avons obtenu ces informations et découvert que le délai d’exonération fiscale de l’association avait expiré, ce qui la mettait dans une situation difficile. Nous avons également découvert – surprise, surprise ! — que l’argent de ce groupe provenait des fabricants de substances amères. Sans laisser derrière nous aucune trace ni empreinte, nous nous sommes arrangés pour alerter les médias locaux, de façon à tuer dans l’œuf, pour tous les États, les projets de loi allant dans ce sens. »
Pamela avait raconté son histoire devant une salle composée essentiellement de consultants. Ceux-ci n’ont pas levé un sourcil. Bien que l’on n’ait pas jugé bon de citer l’association en question, nous avons pensé qu’il serait intéressant de la retrouver. Cette « organisation » se résumait à une seule personne, une ménagère de l’Oregon appelée Lynn Tylszak. Cette femme nous apprit quelle avait déclenché sa campagne après avoir vu un reportage télévisé sur l’utilisation du benzoate de denatonium en Grande-Bretagne suite à la découverte du produit, vingt ans auparavant. Lorsque nous lui avons raconté les « exploits » de Pamela Whitney, cette brave dame a paru très surprise. « Son client doit être particulièrement naïf, a-t-elle ajouté en riant. Son histoire était cousue de fil blanc. » En fait, Lynn Tylszak s’est méfiée dès le moment où l’espion de Pamela a prétendu être envoyé par Citadel Trust, fondation établie au Texas. « L’opération était menée de façon si maladroite que j’ai aussitôt consulté les autorités, à la fois au Texas et en Oregon. Une fois édifiée, j’ai envoyé à cette curieuse fondation de faux documents, qui — je l’espère — ont convaincu son client de perdre pas mal de temps et d’argent. » Contrairement aux affirmations de Pamela selon lesquelles son agence aurait « tué dans l’œuf le projet de loi dans tous les États » où il était à l’étude, Lynn Tylszak nous a signalé qu’une loi imposant l’addition d’une substance amère dans l’antigel a bien été votée en Oregon en 1991 et mise en pratique en mai 1995. « Aucune autre personne que moi n’a agi en ce sens, ajoute Lynn, si bien que j’ignore ce quelle veut dire en parlant de “tous les États”. Je voulais me faire entendre d’abord en Oregon, et mettre l’expérience au banc d’essai avant qu’elle ne soit promue ailleurs, et c’est exactement ce qui s’est passé. »
Lynn Tylczak a été particulièrement blessée d’apprendre que Pamela lui reprochait de toucher de l’argent des fabricants d’additifs. « J’ai consacré six ans de ma vie à agir pour protéger les enfants d’un empoisonnement par l’antigel, déclare-t-elle. Dans ce but, j’ai dépensé 50000 dollars sur mes économies personnelles. À ma demande, les “fabricants” dont elle parle m’ont octroyé en tout et pour tout 100 dollars, qui ont couvert une infime partie des frais de timbres et de photocopie. Une autre entreprise a mis à ma disposition les crédits nécessaires à la fondation d’une association à but non lucratif, mais je ne les ai pas acceptés. Je n’ai jamais recruté de membres, jamais reçu de subsides, jamais sollicité de dons ou de cotisations, jamais eu de personnel salarié. Mme Whitney est-elle au courant de tout cela ? Elle devrait l’être. Grâce à une citation à comparaître, elle a recueilli mon témoignage et s’est fait remettre tous mes documents personnels et mes relevés de compte près de six mois avant qu’elle ne prononce son discours. Ironie du sort, le seul soutien financier que j’aie jamais reçu provenait des fabricants d’antigel désireux de me faire changer d’avis. J’ai fait don de cet argent à une œuvre charitable, je ne veux pas qu’il soit dit que j’ai tiré un profit quelconque de la mort par empoisonnement d’enfants innocents. C’est en leur nom que je conünue de me battre, sans contrepartie… »
Vidéo : Récupérons notre arrière-cour
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